Le titre est trompeur. Non, il n'y avait pas que le chef-d'oeuvre "né posthume" de Mahler au programme de ce 23 juin, mais l'évidence s'impose. Ce ne sont pas les seuls Wiener Philharmoniker, pourtant déjà sublimes avant d'avoir joué la moindre note (je ne me souviens pas avoir vu un orchestre prendre place aussi tardivement, s'accorder aussi rapidement pour, dès les premières secondes, toucher la perfection), qui ont attiré la foule. Ce n'est pas non plus Beethoven, ni même Strauss. L'événement était ailleurs, en seconde partie. Nous étions invités à célébrer le Surhomme, "l'égal du divin", celui qui peut tout se permettre, même de dénaturer une oeuvre si tel est son bon plaisir, et à qui aucun chef actuel n'oserait dire "non". Même l'intègre Gatti, initialement prévu mais contraint à renoncer pour un souci d'épaule, et a fortiori encore moins le tout aussi honnête, mais plus confidentiel Jonathan Nott. On ne refuse rien à Dieu, et de toute façon ceux qui auraient osé l'affront de ne pas se prêter à ce caprice nous ont malheureusement prouvé qu'ils n'étaient pas immortels. On n'imagine pas un Kleiber, un Abbado, un Bernstein, un Solti, un Giulini ou nombre de grands anciens se fourvoyer dans cette "expérience". Le seul mahlérien "historique" encore vivant, Bernard Haitink, qui aurait osé le blasphème d'un refus n'a certainement pas été contacté. Le Surhomme peut aussi se montrer prudent.
Donc, passé l'entracte, "Ecce Homo". Voici celui qui ose s'emparer de l'intégralité du Lied von der Erde, de ses six mouvements, faisant fi de la volonté de Mahler d'alterner deux voix bien distinctes. Pari à ma connaissance jamais tenté, sauf par lui-même, à Vienne, quelques jours plus tôt. Un petit rappel des indications données par le compositeur s'impose, pour démontrer que cette option est musicalement indéfendable, sauf à considérer qu'une "performance" valide une interprétation. Il nous aurait été présenté une "adaptation", un "arrangement" appelé "EIN" Lied von der Erde, j'aurais considéré cela comme une curiosité et je me serais même peut-être dit "pourquoi pas ?". Mais là, non, il s'agit bien de la partition originale, avec un seul et même artiste s'appropriant les deux parties solistes. Choix "musicologique" résultant d'une recherche personnelle ? Pas du tout, simplement une envie. Comme il l'explique lors d'un entretien donné à Forum Opéra, "j'ai fini par apprendre la partie de ténor et j’ai adoré la chanter, pour toutes les couleurs et toutes les nuances que la partition permet d’exprimer. Toutefois, je dois admettre que j’enviais secrètement l’autre voix, pour baryton ou mezzo, qui a la partie la plus lyrique, la plus introspective de l’œuvre, en particulier dans le dernier Lied, l’Adieu, si contemplatif. Et cela m’attirait de plus en plus. L’envie était tellement forte… Alors pourquoi ne pas essayer ?" On ne peut être plus clair. Dans ses cycles de Lieder, Mahler ne précise pas expressément le type de voix qu'il demande. Ainsi, Ferrier et Fischer-Dieskau sont légitimes (et légendaires) dans les Kindertotenlieder, Von Stade et Kaufmann lui-même dans les Lieder eines fahrenden Gesellen, Christa Ludwig ou Hampson dans les Rückert Lieder, et le cycle définitif du Knaben Wunderhorn peut tout à fait être donné par un seul artiste, par deux en alternance, voire (même si certains puristes le regrettent) par deux chanteurs dialoguant, à l'image de la sublime version Schwarzkopf/Fischer-Dieskau/Szell. Mais Das Lied von der Erde n'est pas un cycle de Lieder, ou il ne l'est qu'en apparence. Il est pensé comme une "Symphonie avec voix", en six mouvements. Une sorte de "neuvième" (le chiffre maudit) avant l'heure, construite de manière assez proche de celles qu'il composa la maturité venue (huitième exceptée) : mouvement initial énergique, voire violent, évoquant le combat et finale lent et très étiré, encadrant des scherzos ou nocturnes. Les voix sont ici des instruments, certes porteuses d'un texte, mais leur timbre, leur couleur sont essentiels dans leur rapport avec l'orchestre. La question se pose alors du type de voix à privilégier pour les Lieder "pairs". Alto, ou baryton ? Lors de la "Première" du 20 novembre 1911 à Munich, Bruno Walter fit appel à Sarah Charles-Cahier, William Miller assurant la partie de ténor. Pour la création viennoise du 4 novembre 1912, il engagea le baryton Friedrich Weidemann, chanteur que Mahler appréciait particulièrement. Mais ce fut la seule et unique fois qu'il dirigea l'oeuvre dans cette configuration. Et il s'en expliqua dans une lettre datée du 5 décembre 1957, adressée à Wolfgang Stresemann, en des termes assez définitifs : "Deux voix d'hommes ne conviennent pas à l'ouvrage (...) Mahler n'a jamais entendu Das Lied von der Erde, sinon il aurait lui-même, d'après ma conviction renforcée par l'expérience, reconnu comme une erreur de donner les trois Lieder à un baryton". On ne peut être plus clair, et la "conviction" de Bruno Walter, au vu des rapports d'amitié unissant les deux hommes (le compositeur allant jusqu'à demander à son disciple préféré, au sujet de la fin de l'Abschied : "Comment arrivera-t-on à diriger cela ? En avez-vous la moindre idée ? Moi pas !") peut se traduire par "certitude". Et il est vrai que le constat est clair, aucun des chefs ayant travaillé avec Mahler n'a laissé le moindre témoignage enregistré d'une version avec baryton. Tous choisirent une alto : Walter, donc (Thorborg, Ferrier, Nikolaidi, Forrester, Miller), Klemperer (Cavelti, Ludwig), ou encore Reiner (Ludwig, Forrester). Et dans l'imposante discographie de l'oeuvre, les versions faisant appel à deux voix d'hommes sont finalement très rares : Fischer-Dieskau en 1959 avec Kletzki, en 1963 avec Kubelik (et pour le seul Abschied), en 1964 avec Keilberth puis avec Krips, en 1966 avec Bernstein. Il faudra attendre 1995 pour voir Thomas Hampson en laisser deux témoignages, avec Haitink et Rattle, un troisième étant gravé en 2007 avec Tilson-Thomas, et un quatrième en 2012 avec Neeme Järvi. Bo Skovhus s'y attela en 1998 avec Salonen, comme Christian Gerhaher en 2009 avec Nagano. On peut y ajouter une version chantée par Vincent Le Texier, dans l'adaptation pour orchestre de chambre commencée par Schoenberg et achevée par Rainer Riehn. Si j'écris que ces versions sont très rares, c'est en comparaison avec la multitude d'enregistrements disponibles faisant appel à la voix d'alto (huit versions différentes au moins pour la seule Christa Ludwig).
Il est donc permis d'envisager que les préférences de Mahler allaient vers une voix de femme, la possibilité laissée à l'emploi d'un baryton intervenant alors "par défaut", probablement à cause de la pénurie de véritables contraltos (Ferrier et Forrester faisant figure d'exception et ayant participé, comme par hasard, aux enregistrements les plus mémorables). Mais un regard un peu attentif à la partition peut à lui seul être suffisant pour justifier les propos définitifs de Bruno Walter. Seulement deux exemples, pour clore le débat. Dès la première phrase de Der Einsame im Herbst, Mahler demande au soliste une attaque "à froid" sur un fa aigu donné pianissimo. Combien de barytons peuvent le chanter autrement qu'en voix mixte, voire en falsetto ? D'autant que cette phrase, Herbstnebel wallen bläulich überm See, prend la forme d'une gamme descendante amenant au fa de l'octave inférieure, avant que le chanteur ne reprenne Vom Reif sur un la situé encore une sixte plus bas. À quel moment le baryton peut-il changer de registre sans rupture audible, d'autant que le pianissimo est maintenu ? Ces deux phrases, formées de sons conjoints descendants puis ascendants, doivent être portées par un parfait legato et sonner le plus naturellement possible, sans que le plus petit effort soit perceptible. Oui, un Fischer-Dieskau parvint à y être magnifique, mais on m'accordera que la longueur de sa voix tenait de l'exceptionnel. Dans ses meilleures années, quand son aigu paraissait sans limite, Hampson semblait se jouer de ce passage. Mais ils restent des exceptions. En revanche, cette entrée ne pose aucun problème à une alto, et encore moins, a fortiori, à une mezzo. Mahler était trop fin connaisseur des voix, ayant travaillé avec les plus grands chanteurs de son temps dans les plus prestigieux théâtres, pour ne pas avoir connaissance de cette difficulté. Un autre exemple nous est donné à la toute fin de l'Abschied, lorsque le soliste dialogue avec la flûte et le hautbois jouant à l'unisson. L'orchestre (violoncelles et harpes) installe progressivement un do majeur franc sur lequel viennent "frotter" les Ewig...Tout en haut du spectre, les bois imposent la sixte, avec ce la interminable, qui jamais ne redescendra sur le sol qui amènerait la parfaite résolution de l'accord, donnant ce sentiment de suspension, d'intemporalité, comme si Mahler se refusait à écrire le mot "fin". Un tel dialogue, une telle alliance de timbres ne peuvent se concevoir qu'avec des tessitures similaires entre le soliste, la flûte et le hautbois, et implique donc l'emploi d'une voix de femme, un baryton, se retrouvant à l'octave, déséquilibrant cet ensemble volontairement fragile.
De nombreux autres passages pourraient être pris en exemple pour valider la thèse de Bruno Walter. Oui, deux voix bien distinctes sont indispensables. Et même peut-être trois, si l'on suit l'analyse d'Henry-Louis de La Grange, LE grand biographe de Mahler, à qui il a consacré sa vie. Il suggère en effet que le compositeur aurait pu souhaiter deux ténors distincts, si l'on considère le caractère très héroïque du Trinklied par rapport aux deux autres Lieder impairs. À ma connaissance, parmi les témoignages qui nous sont parvenus, seul Herbert von Karajan a donné l'ouvrage dans cette configuration, le 15 décembre 1970 à la Philharmonie de Berlin, Ludovic Spiess chantant le premier Lied, les deux autres étant confiés au bien oublié (et pourtant remarquable de délicatesse) Horst Laubental. Christa Ludwig complétait le trio. Cela étant dit, rien dans la correspondance de Mahler ni dans les écrits de Bruno Walter n'évoque une telle option, et elle ne peut être considérée que comme marginale, même si elle mérite d'être prise en compte, Henry-Louis de La Grange n'avançant rien à la légère.
Ainsi, pour moi, la cause est entendue. Das Lied von der Erde impose deux voix différentes, avec priorité donnée à la voix d'alto (ou de mezzo...) pour les Lieder pairs. Et le texte est là pour valider un peu plus ce que la partition exige clairement : affrontement, extériorisation, insouciance d'un côté, rêverie, nostalgie et introspection de l'autre.
Mais Jonas Kaufmann a voulu relever le défi de transmettre seul tous ces sentiments, et toutes ces ruptures de ton, faisant passer sa propre envie avant la "Passion de la vérité". Son timbre peut le lui permettre alors après tout, pourquoi pas ? S'il parvient à se dédoubler, à rendre palpables les caractères spécifiques de chaque Lied, un miracle est possible et la trahison peut se transformer en "expérience" musicalement forte à défaut d'être musicologiquement défendable. On peut même oublier ses propres certitudes, aller au-delà de ses propres valeurs, "Par-delà le bien et le mal". Et puis, pour un artiste, une envie, un désir, c'est humain. Trop humain, peut-être...
Trop humain, car il n'y eut pas de miracle. En donnant la priorité à ce désir par rapport aux exigences de l'oeuvre, en s'appropriant un univers dans une espèce de "Conception dionysiaque du monde", il a surtout mis en lumière ses propres limites. Certes, l'exploit de simplement parvenir à enchaîner les six Lieder sans que la fatigue ne se fasse trop sentir est en soi remarquable. Mais Prométhée, s'il parvient à voler le feu pour offrir la connaissance aux hommes, le paie très cher. Ce feu, ce "savoir divin", ce n'est pas Kaufmann qui l'allume, c'est Gustav Mahler qui l'a créé. Comme tout interprète, Kaufmann doit être avant tout un "passeur", le compositeur lui prête son oeuvre pour qu'il la magnifie. Il ne doit pas la lui dérober. Les limites du "Surhomme" se trouvent là, dans cette impossibilité à restituer seul ce qui est conçu pour deux. Et de ce point de vue, le rendu des Lieder pairs est suffisant pour constater l'échec de cette "expérience". Je lui sais gré de ne jamais avoir cherché à "sonner" baryton, il est de toute façon suffisamment intelligent pour savoir qu'il n'en est pas un. Mais la tessiture de ces Lieder est bien trop grave, même avec l'orchestre pianissimo de Der Einsame im Herbst, pour qu'il puisse simplement se faire entendre. Tous ses efforts sont concentrés sur ce seul point, et les multiples nuances de couleurs se transforment en un gris-terne permanent. On attend désespérément l'appel du Sonne der Liebe, il ne viendra pas. Quant à la partie rapide de Von der Schönheit, elle n'existe quasiment plus, noyée sous un orchestre qui, pourtant, ne dépasse pas le mezzo forte. Reste l'Abschied, où le dépouillement de l'instrumentation lui est d'un grand secours. Mais pour quel résultat ? Aucune différence entre les trois parties, entre les passages en récitatifs et les envolées "mélodiques", et aucune mise en évidence du Lebensthema, le "thème de vie", acmé du mouvement plusieurs fois ébauché et interrompu, et qui devrait pourtant littéralement s'envoler avant la coda. Quant aux Ewig..., il est demandé à l'auditeur de connaître l'ouvrage pour savoir qu'il est chanté sept fois. Tout ce qu'il reste d'espoir à un Mahler que la vie a brisé se trouve peut-être pourtant dans cet Éternellement qui ne veut pas s'achever. Un Abschied monochrome, même avec de louables efforts sur le texte (enfin, sur ce que l'on en entend), ne peut être toléré. Cette pièce est trop sublime, sorte de condensé de tout le génie de Mahler, et surtout trop forte en symboles pour être simplement "récitée". Je ne crois pas un seul instant que Kaufmann ne le sache pas, son approche très minutieuse des oeuvres est bien connue. Son attachement aux mots, à leur sens, ses réflexions sur le "pourquoi" de telle ou telle phrase sont ceux d'un homme de grande culture, et ne sont absolument pas remis en cause ici. Simplement, le constat est clair : il ne "peut" pas transmettre tout cela, parce que ces Lieder ne sont pas pour lui. Le Surhomme ne peut pas tout.
D'autant que l'on ne put même pas se consoler avec les Lieder pour ténor, qu'il a si souvent interprétés. Il donne très nettement l'impression de gérer dans Von der Jugend et Der Trunkene im Frühling, qui passent sans laisser d'impression particulière. Et, surtout, le "combat" voulu par Mahler dans le Trinklied initial est perdu dès les premières notes. Pourtant, l'orchestre s'applique à ne pas donner dans le tonitruant, mais rien n'y fait. Et d'ailleurs, sachant qu'il doit s'employer durant une heure, Kaufmann joue-t-il vraiment le jeu du combat ? Certes, la tessiture en est meurtrière, mais on l'a entendu par le passé la maîtriser sans souci. Enfin, on l'a entendu...en enregistrement, en ce qui me concerne. Car il va bien falloir à un moment aborder la question qui fâche, et surtout qui divise, celle de sa projection.
Jonas Kaufmann n'est pas que photogénique, il est surtout admirablement phonogénique. Un régal pour les ingénieurs du son et pour les producteurs de disques. Nous avons tous, moi le premier, été comblés par des retransmissions en "HD Live", ou par des DVD qui, en plus de mettre en avant ses incontestables qualités de jeu, sublimaient une voix qui semblait pouvoir passer du murmure au tonnerre. Mais la vérité ne se trouve pas sur les écrans, elle se vit dans les salles. Je fréquente le Théâtre des Champs Élysées depuis plusieurs décennies, j'y ai été placé dans toutes les zones possibles, j'y ai entendu des centaines d'artistes. Je connais les qualités et les défauts de son acoustique, les fauteuils les plus favorables comme les sièges maudits. Mais trop souvent, je me suis trouvé dans l'obligation de devoir tendre l'oreille pour simplement "entendre" Kaufmann. Son Winterreise restera l'une de mes plus grandes soirées, parce qu'il nous attirait dans son sublime voyage avec le seul piano comme compagnon. Mais dès que l'orchestre est là, la voix passe beaucoup plus difficilement les premiers rangs du parterre et, surtout, ne "monte" pas. Comment expliquer que je n'aie eu aucun problème avec d'autres ténors dont la projection n'est pas la qualité première, comme Castronovo ou Torsten Kerl, ce dernier étant en plus visiblement souffrant et offrant pourtant une agonie de Tristan magnifique ? Pour quelle raison, assis exactement au même endroit dans une loge de galerie, la voix de Piero Pretti dans Lucia parvenait jusqu'à moi dans ses moindres nuances, alors que si je n'avais pas connu Das Lied par coeur, je me serais demandé si Kaufmann chantait réellement dans de nombreux passages ? Son Bacchus d'Ariadne avait aussi péché sur ce plan-là, l'aspect chambriste de l'orchestre de Strauss lui étant d'un grand secours, et la comparaison avec les petits rôles intervenant dans l'acte "opératique" montrait que cela n'était en rien une question d'acoustique. Quant à son récital de mai 2015, tout me laisse croire que le micro utilisé pour certaines pièces n'était pas coupé pour les autres. Même constat pour son Faust de La Damnation à Bastille, qui le vit couvert dans son duo avec Koch, et inexistant dans le trio avec Terfel. Et pourtant, naguère, cette voix passait magnifiquement la rampe (Werther en 2010). Mais à l'époque, la mezza voce était une vraie mezza voce, pas un abus de piani détimbrés aujourd'hui systématiques. Le haut médium et l'aigu sonnaient francs, alors qu'ils ont maintenant une fâcheuse tendance à partir en arrière. Dans une pièce comme le Trinklied, cette technique "de sécurité" ne pardonne pas. Et ce n'est nullement un problème de ténor "héroïque" pour ce Lied. Le combat doit être égal entre le chanteur et l'orchestre, et les choix de Walter (Patzak), Klemperer (Dermota), Kleiber ou Kubelik (Waldemar Kmentt), Keilberth, Krips ou Schmidt-Isserstedt (Wunderlich) ou Giulini (Araiza) pour des versions données en concert avant d'être parfois gravées en studio montrent bien que la seule puissance ne fait pas tout (on trouve même une soirée de 1959 à la RAI où Maazel dirigeait Marga Höffgen et...Michel Sénéchal !). Et ces choix ne se faisaient nullement par défaut, les chefs en question étant connus pour leur clairvoyance en matière de distributions.
Je sais d'avance qu'il se trouvera des lecteurs ayant assisté à ce concert pour me flageller en m'affirmant "Mais on l'entendait très bien, et d'ailleurs on l'entend toujours très bien". J'accepte la remarque. Elle peut être justifiée, si les dits lecteurs se trouvaient placés suffisamment près de la scène. Et elle sera classique (et naturelle) pour certains inconditionnels qui, ayant eux aussi une parfaite connaissance de l'oeuvre interprétée, "entendent ce qu'ils veulent entendre". Mais des échanges à l'issue de cette soirée avec d'autres spectateurs, loin d'être des "anti-Kaufmanniens primaires", placés aux quatre coins du théâtre, ont confirmé mon impression. En toute impartialité, il faut admettre une évidence, triste mais bien réelle : les options techniques prises par Kaufmann ont nui à sa projection, quelle que soit la salle où il se produit. J'ai pu recueillir des témoignages venant du Met, de Covent Garden, et même de Vienne ou de Munich (où il est chez lui) qui confirment mon constat, même si l'acoustique de ces deux dernières maisons lui est plus favorable. Mais je sais aussi que certains hurleront à l'anathème sur l'air du "J'étais à Londres, c'était parfait !". J'ai parlé d'impartialité, pas d'objectivité. Je ne me prétends pas objectif, je ne demande pas aux autres de l'être.
Ainsi chanta Jonas Kaufmann... Un enregistrement est semble-t-il programmé, et il est possible que les critiques mitigées venues de Vienne, comme l'accueil plutôt tiède du public à l'issue du concert parisien (pas de franche ovation, peu de rappels, pas de fleurs) fassent réfléchir la maison de disques. Mais je ne me fais pas trop d'illusions, la technique corrigera ce qui doit être corrigé. Et les ventes suivront, renforcées par une publicité jouant sur l'aspect inédit de l'option choisie. Tant pis pour Mahler. Mais je me pose tout de même beaucoup de questions quant à la tournure prise par la carrière de Kaufmann. Certes, il a récemment triomphé en Walther des Meistersinger ainsi que dans Tosca face à un public acquis d'avance. Mais avec un tel manque de projection, qu'en sera-t-il de l'Otello programmé à Covent Garden dans un an ? Et que l'on ne me renvoie pas à la figure que je disais la même chose pour Alagna il y a deux ans. Dans son cas, je m'inquiétais de la tessiture du rôle, en aucun cas de sa capacité à se faire entendre. Et si la production d'Orange est loin de m'avoir convaincu, son évolution actuelle me fait penser qu'il sera un tout autre Maure lorsqu'il le reprendra. Mais concernant Kaufmann, même avec un grand Pappano dans la fosse, les piani détimbrés attendus dans le duo du I ou dans le finale ne permettront pas d'occulter le reste. Mais avant cela, il aura enregistré les Vier letzte Lieder de Strauss, ultime déclaration d'Amour faite à la voix de soprano, écrite par un compositeur qui n'appréciait pas vraiment les voix de ténors. Si quelqu'un y voit un quelconque intérêt autre que la satisfaction d'un ego démesuré, qu'il ait la gentillesse de me l'expliquer. Je ne serais pas surpris d'apprendre la programmation d'une 4ème de Mahler, avec Kaufmann chantant Das himmlische Leben. Quand on se souvient de ses exigences musicales et stylistiques d'il y a quelques années, il y a là quelque chose de consternant, comme une fuite en avant due à une mauvaise gestion de la starification. Une espèce de "Naissance de la tragédie".
Mais quelque chose me rassure tout de même. Il y a deux ans, ce Lied von der Erde aurait été un triomphe. Aujourd'hui, beaucoup commencent à se poser des questions, même et surtout parmi ses plus fervents admirateurs. Sur le long terme, le public n'est pas fou, et des bis programmés dans le seul but de faire parler ne seront plus suffisants pour occulter certaines failles, en particulier dans le répertoire italien. Lui seul sait comment redevenir le musicien incontestable qu'il aurait dû rester, en arrêtant cette course à l'abîme. Pour que le "Crépuscule d'une idole" ne soit pas prématuré.
Mais il y eut tout de même de quoi jouir d'une soirée, des moments où l'artiste devient Surhomme en ce sens qu'il lui fait, un instant, oublier sa condition de mortel. Cette délivrance, ce "Gai Savoir" nous furent donnés par les Wiener Philharmoniker et par un fabuleux Jonathan Nott. Il est habituel de dire que ce genre d'orchestre pourrait presque se passer d'un chef. Mais Nott les bouscule, les "désinstalle", en imposant l'urgence. Il y a une singulière continuité involontaire entre les deux parties, en ce sens que la première donne l'image de ce qu'aurait voulu être la seconde. Une Ouverture de Coriolan, entendue des dizaines de fois au temps béni des concerts Lamoureux, Pasdeloup ou Colonne, mais jamais ainsi. Jamais avec une telle volonté de dépassement de soi, plus proche de la pièce de Shakespeare que de celle de Von Collin avec qui Beethoven pensait travailler. La violence des accords de l'incipit, la façon de rendre le second thème hésitant, la perpétuelle relance, devançant le temps fort et ignorant la barre de mesure nous font voir le héros et ses contradictions. Nous ressentons la puissance de Coriolan menaçant Rome, puis ses doutes et enfin son renoncement face aux prières de sa mère et de sa femme, renoncement qui le conduira au suicide. Tout ce que Nietzsche, justement, dénonce : "Nous devons être insensibles à la souffrance d'autrui, si notre bienfaisance doit avoir une valeur morale" (Aurore). Mais il y a de la noblesse d'âme dans l'attitude de Coriolan, noblesse de celui qui admet que l'affect peut lui faire renoncer à la fermeté martiale. Et l'on peut voir dans Tod und Verklärung une transposition de cette impuissance, celle de l'impossible quête d'absolu de l'artiste. Artiste agonisant luttant contre la mort, revoyant son passé, ses espoirs, ses combats et finissant par s'abandonner à l'inéluctable, trouvant dans la transfiguration ce que le monde lui a refusé. Écrite ving ans avant Das Lied von der Erde, elle annonce donc l'Abschied, la forte portée autobiographique bien évidemment exceptée. Et rarement, pour ne pas dire jamais, il ne nous aura été donné de "voir les yeux" de cet artiste suggéré, grands ouverts, puis se calmant avant de se fermer, passant du combat à la terreur, de la terreur à la résignation, de la résignation à l'apaisement et de l'apaisement à la joie parfaite. Combien d'orchestres peuvent offrir cela, sublimant une oeuvre de jeunesse d'un compositeur ne maîtrisant pas encore tout ce qui sera plus tard son génie des alliages de timbres ? Ce même orchestre qui fera que nous écouterons tout de même avec extase un Das Lied magistralement coloré, équilibré, tapis de très grand luxe sur lequel deux voix auraient pu (auraient dû) se déployer. Doté d'une flûte enchanteresse, de hautbois caressants, de cordes semblant n'user que d'un seul archet, de cuivres éclatants mais jamais tonitruants, de harpes liquides, il fut le vrai "Surhomme" de cette soirée qui, grâce à lui, demeurera inoubliable.
Et Jonas Kaufmann pourra peut-être méditer cette phrase de Nietzsche, tirée de Zarathoustra :
L'homme a besoin de ce qu'il a de pire en lui s'il veut parvenir à ce qu'il a de meilleur.
© Franz Muzzano - Juillet 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.