Yusif Eyvasov, Anna Netrebko © Brescia e Amisano - Teatro alla Scala.
Il est bien entendu qu'en matière d'Art, et surtout dans le domaine de l'art lyrique, toute objectivité est illusoire, et serait même à rejeter si par malheur elle s'insinuait dans notre perception, faisant de nous de simples consommateurs noyés dans le relativisme. Nous devons être avant tout des passionnés, parfois même des excessifs, et le rester. Mais nous devons aussi nous garder de sombrer dans l'excès de certitudes en proférant des jugements par trop définitifs.
Pour certains commentateurs, il arrive qu'un artiste soit rangé dans la catégorie des irrécupérables dès sa découverte, et traîne derrière lui ses défauts, réels ou supposés, quelle que puisse être l'évolution de sa carrière. Ainsi en va-t-il de Yusif Eyvasof.
Sans aller jusqu'à suggérer à ces arbitres de l'élégance vocale de se comporter comme Saint Augustin dans ses Rétractations (Je vais faire la révision de tout ce que j'ai écrit, livres, lettres ou traités ; je vais soumettre mes oeuvres à une critique sévère, et ce qui m'y déplaît, à des annotations qui vaudront une censure. Oserait-on avoir l'imprudence de me reprendre, parce que je reprends moi-même mes erreurs ? Si l'on me dit que je n'aurais pas dû écrire ce qui était de nature à me déplaire plus tard, on aura raison, et je suis de cet avis; ce qu'on reproche justement à mes oeuvres, je le leur reproche moi-même. Et je n'aurais rien à corriger si j'avais dit ce qu'il fallait dire...), je ne saurais que trop leur conseiller d'user d'un soupçon de dialectique. De relire Hegel, par exemple, et son concept de "positivité de la négativité".
Comme beaucoup, j'ai découvert Yusif Eyvasof lors de l'annonce de ses fiançailles avec Anna Netrebko, en juillet 2014. Comme beaucoup, j'ai été loin d'être séduit par son chant fruste, par son timbre pauvre en harmoniques, par son incapacité à nuancer, par sa volonté évidente de bien montrer sa facilité à balancer des aigus claironnants, par son absence totale de sens théâtral. Comme beaucoup, je me suis dit que nous avions droit à une nouvelle caricature du ténor fier de ses contre-ut et de ses improbables chemises. Et puis est venu le Trovatore de Bastille, et son Manrico au double visage, Janus inversé de celui d'Álvarez . Là où ce dernier était magnifique, lors des deux premiers actes, lui restait au mieux quelconque. Mais le rôle est cruel, on attend tout de lui dans la seconde partie. Et malheureusement, l'intègre Argentin s'y effondrait, alors que le natif de Bakou se libérait, proposait une cavatine convenable à défaut d'être poétique, une cabalette royale (et, pour les puristes, dans le ton...) avant un Miserere et un finale somptueux. J'ai commencé alors à le considérer différemment, à regarder son parcours, à scruter ses engagements futurs. Je me suis rappelé que c'est à Rome, dans Manon Lescaut, que la rencontre fatidique avec Netrebko s'était produite, et que le chef n'était rien moins que Riccardo Muti, dont on connaît les exigences. Qu'il avait chanté Calaf au Met et à Vienne, que Gergiev faisait souvent appel à lui au Mariinsky. Qu'après avoir étudié en Azerbaïdjan, il était parti, à vingt ans, se perfectionner en Italie auprès de Franco Corelli ou de Ghena Dimitrova. Tout sauf des références d'imposteur, donc, comme certains voudraient le laisser croire. À l'évidence, il se trouvait en lui quelque chose qui allait bien finir par se révéler. Et vint ce sept décembre, cette mythique Saint-Ambroise marquant traditionnellement l'ouverture de la saison milanaise. La Scala et son public sans pitié, ses loggionisti guettant la moindre faille, son Histoire, sa légende. Et, qui plus est, avec un rôle aussi lourd et exposé que celui de Chénier, qui n'y avait pas été chanté depuis trente-deux ans. De quoi hésiter, refuser, réfléchir, hésiter encore pour enfin accepter. Un défi en forme de quitte ou double ? Peut-être...Mais si tentant, et finalement si beau à relever. Ne serait-ce que pour faire taire tous ceux que son seul nom faisait fuir.
Si j'ose évoquer la dialectique hégélienne dans un domaine où elle n'a pas vraiment sa raison de l'être, c'est uniquement pour briser quelques certitudes et beaucoup de lieux communs. Il se dit (et ce n'est probablement pas tout à fait faux...) qu'Anna Netrebko l'imposerait auprès d'elle lors de la signature de bon nombre de ses contrats. Si Yusif Eyvasof était un simple "objet beuglant", comme je le lis parfois, s'il était vraiment aussi mauvais que beaucoup l'affirment, alors les directeurs de toutes ces grandes maisons le seraient aussi. Comparaison a été faite avec Montserrat Caballé, tentant de placer un peu partout son ténor de mari, Bernabé Marti, démontrant ainsi que si l'amour est aveugle, il peut aussi être sourd. Mais ce ne fut possible que sur des scènes de seconde zone, et les sérieux problèmes de santé du cher époux mirent rapidement fin au massacre. Pour Netrebko, le calcul, si calcul il y a, est tout autre. Je ne sais pas si elle connaît la formule d'Hegel de "positivité de la négativité", mais en tout cas, elle l'applique à merveille. Car je suis convaincu que tous deux avaient bien conscience des défauts que j'ai évoqués, tout comme ils avaient conscience du potentiel qu'ils masquaient. Or, si le "négatif" reste ce qu'il est, s'il reste "seul", enfermé dans la répétition infinie de sa propre image, il est conforté dans la satisfaction de ne rien changer. Nul ne peut décemment affirmer que Yusif Eyvasof n'a pas, en deux ans, considérablement progressé. Comment ? Tout simplement en ayant travaillé, en s'étant remis en question, en ayant le désir d'être, sinon au même niveau, du moins digne de sa partenaire. Et cela n'a pu se faire qu'avec la confiance qu'elle a en ses qualités, en partant de ce qui était "négatif" pour le faire évoluer vers le "positif". J'ai déjà écrit que Gergiev soulignait la grande capacité de travail de Netrebko, quoi qui puisse être dit ou écrit par ceux qui se contentent de constater des annulations ou des refus de prises de rôles, en oubliant les totales réussites des défis dans lesquels elle se lance (qui l'imaginait, il y a quatre ou cinq ans, en Lady Macbeth, en Manon Lescaut et bientôt en Turandot ?). Cette qualité doit être contagieuse, car bon nombre des lacunes qui étaient celles de son compagnon font aujourd'hui partie du passé. Bien entendu, il n'est pas devenu un ténor solaire, prince de la nuance, éclatant d'harmoniques mais il est sur la bonne voie. Et il n'a que quarante ans...
Yusif Eyvasof © Brescia e Amisano - Teatro alla Scala.
La prise de son, tout sauf subtile, de la retransmission de cette Première ne doit pas nous tromper. Elle n'aurait pu que favoriser sa projection, et ceux qui l'ont entendu à Bastille savent qu'il n'en a nul besoin. Visiblement tendu à son entrée, avec un Un dì all'azzurro spazio assuré, voire un peu timide, il s'est peu à peu libéré en jouant sur ses points forts (un registre aigu insolent et toujours attaqué de façon franche et directe), un souffle semblant inépuisable, et en soignant au mieux son nuancier, à l'image d'un Come un bel di di maggio commencé à fleur de lèvres, et s'épanouissant avec beaucoup de finesse. Il ne faut jamais perdre de vue la difficulté de ce rôle, qui ne laisse aucun répit à son interprète à qui Giordano demande un investissement total. Alors oui, le timbre n'est pas celui d'un Corelli, et ne le sera probablement jamais, ni même celui d'un Álvarez . Le jeu de scène est pour le moins sommaire, voire gauche (ah...ces regards au chef pendant l'acmé des duos d'amour...), mais pour le reste, qui oserait dire que le pari n'est pas tenu ? Qu'il n'a pas "chanté" Chénier sans accident, sans fatigue audible ? Qu'il n'a pas "incarné" le poète ? Qui aurait imaginé cela il y a ne serait-ce que deux ou trois ans ? Ceux qui, simplement, ne condamnent pas définitivement au bûcher un chanteur dès qu'ils le découvrent en ne retenant de lui que ses défauts. Sauf cas particuliers (maladie, inconscience, refus des ravages du temps...), il ne faut jamais désespérer d'un artiste.
Cela étant dit, cette Première ne vit pas de saluts individuels. Probable prudence face aux réactions imprévisibles des loggionisti, qui avaient injustement conspué Bryan Hymel et surtout Piotr Beczala ces dernières années. Mais ceux-ci, dans leur grande majorité, ne manifestèrent aucune hostilité. Yusif Eyvasof pouvait respirer...
Et l'on en oubliait que pour Anna Netrebko, Maddalena était une prise de rôle. Probablement l'un des plus courts de son répertoire actuel, mais certainement pas le plus simple, truffé de chausse-trapes insidieuses. L'écriture tout en chromatismes de la conversation (plus que du récitatif) caractérisant sa partie met souvent en avant ses fréquents soucis de justesse (en particulier dans le duo du II), mais la voix a aujourd'hui pris un tel volume, une telle ampleur, avec un médium superbement enraciné que ce défaut est très vite effacé de nos mémoires, d'autant qu'elle parvient à le corriger dans un exceptionnel duo avec Gérard, peut-être le moment le plus intense de cette soirée. D'autant qu'il précède un La mamma morta bouleversant d'humanité, d'introspection et d'émotion. Une Netrebko elle aussi à deux faces, s'épanouissant dans la seconde partie, comme si la prestation de son poète l'avait rassurée, et leur scène finale en sera la preuve évidente.
Aucune réserve, en revanche, ne viendra tempérer les éloges que mérite Luca Salsi, magnifique Gérard à la fois vocalement et scéniquement, traduisant à merveille la dualité, les souffrances, et même l'humanité d'un personnage extrêmement complexe. Gérard est un "faux méchant", sa violence n'est que façade et il l'a très bien compris. Amoureux de Maddalena, il admire Chénier, et même se voudrait Chénier. Un intense et foudroyant Nemico della patria ne doit pas faire oublier tous les doutes, tous les renoncements qui sont les siens dans les deux derniers actes. Admirable, en tous points.
L'ensemble du plateau est d'ailleurs à saluer, le moindre petit rôle étant superbement distribué, à l'image de la Bersi d'Annalisa Stroppa, du Roucher de Gabriele Sagona et, surtout, de la Madelon exceptionnelle de Judit Kutasi, à qui il suffit de trois minutes pour arrêter le temps et tirer des larmes à tout un public. Riccardo Chailly est un peu chez lui dans ce répertoire, que je ne me résoudrai décidément jamais à qualifier de "vériste", et sa direction n'appelle que des éloges, menant parfaitement l'action, se montrant conscient des conditions quelque peu particulières de cette Première en écoutant son plateau, et relançant sans cesse le drame. Habituellement loin de me convaincre par ses options d'interprétation (ou plutôt son absence d'options...), il est pour beaucoup dans le triomphe que le public réserva à cette soirée, qui bénéficia de surcroit d'une belle mise en scène signée Mario Martone, d'un grand classicisme mais faisant la part belle aux mouvements de foules et aux choeurs, eux aussi remarquables, dans la splendeur des costumes d'Ursula Patzak.
Et cependant, rien n'y fait...Yusif Eyvasof continue d'être brocardé, d'aucuns nient ses évidents progrès, certains même avouant s'être fait leur opinion en arrêtant la retransmission après le premier acte. Avec ou sans barbe, en chemise sobre ou bariolée, il apparaît que beaucoup de commentateurs ont un problème avec lui, au point de réserver les dates où il n'est pas programmé pour de futurs ouvrages. Et même son nom est parfois omis, remplacé par "Le mari de Madame" ou "Monsieur Netrebko". Comme si, sans elle, il n'existerait pas. Il a pour quelques-uns la place de l'imposteur, et la garderait même en offrant une soirée vocalement sublime. Il doit bien y avoir une raison à ce comportement de rejet systématique, et j'en avance une, très simple : une forme de jalousie. Avec Erwin Schrott, Anna Netrebko formait un couple idéal, au sens "glamour" du terme. Lui, belle basse et beau gosse et elle, dont il est inutile de rappeler les atouts, "allaient très bien ensemble". Oui mais voilà, la vie est ce qu'elle est et parfois, une séparation en bons termes survient. Et arrive celui dont elle était tombée très amoureuse et là, surprise...Ce n'est pas faire affront à Yusif Eyvasof que de dire qu'il ne correspond pas aux canons de beauté masculine incarnés aujourd'hui par des Fabiano, Grigolo, d'Arcangelo ou Fanale, pour ne pas évoquer le "Tenor for the Ages", évidemment hors-concours. Non, il ressemble à Monsieur Tout-le-monde, et en plus arrive dans sa vie avec d'évidents défauts dans son chant. Pour certains, il n'est pas à sa place, il n'a tout simplement pas à être là, et il est donc inutile de l'écouter et d'admettre que ses progrès font de lui un artiste de rang international, et en tout cas un artiste à suivre. Rappelons-le, il n'a que quarante ans, dix de moins que Piotr Beczala, au sommet de son art, quinze de moins que Marcelo Álvarez (qui peut revenir à son meilleur niveau à tout moment), quatorze de moins que Roberto Alagna qui enchaîne les triomphes, pour ne pas évoquer Gregory Kunde. On me rétorquera qu'à quarante ans, les artistes que je cite triomphaient déjà dans le monde entier. C'est vrai, mais j'en reviens au point de départ : réécoutons le Yusif Eyvasof d'il y a deux ans, et comparons. Honnêtement...
Jusqu'à, peut-être, en arriver à dire, comme Saint Augustin : Ainsi donc, si on me lit, qu'on veuille bien ne pas m'imiter dans mes fautes, mais dans mon désir de correction et de progrès.