Jonas Kaufmann (Acte IV, 2nd tableau). © Agathe Poupeney/ONP.
Aujourd'hui, en un temps où beaucoup de mots sont détournés de leur sens originel quand il ne l'ont pas tout simplement perdu, parler "d'événement" relève souvent de la figure de style, en bonne place dans le cahier des charges recensant les impératives formules du langage journalistique. L'aspect "unique", l'originalité, la sensation de vivre l'inoubliable importent peu quand ce terme est associé à un "classico" footballistique, une finale de télé-réalité ou un entretien politique duquel il ne ressort que du convenu. Sitôt vus, sitôt balayés par le tourbillon de la surinformation/désinformation fidèle à l'auto-contradictoire théologie relativiste, ces "événements"-là ne conservent que leur caractère par essence éphémère, vite engloutis par l'effacement mémoriel. Mais il arrive parfois que l'emploi d'un tel vocable ne soit en rien excessif.
Cette production de Don Carlos peut en effet être considérée comme un "événement" pour au moins trois raisons. La principale est de loin le choix d'offrir la version originale composée par Verdi pour Paris en 1866, en y incluant les passages coupés par le compositeur lui-même avant la répétition générale du 24 février 1867. Si l'on excepte l'omission du ballet (que Verdi écrivit après la livraison de sa partition, signe d'une contrainte aux codes du "Grand Opéra"), on ne peut envisager représentations plus "complètes" (la légendaire série dirigée par Antonio Pappano au Châtelet en 1996 comprenait quelques coupures). Ensuite, le fait d'afficher cinq artistes parmi les plus en vue du moment, chacun effectuant, au moins dans cette version, une prise de rôle, place pour quelques jours Paris au centre du paysage lyrique international. Et enfin, il eut été aisé de ne miser que sur les voix et de se contenter d'une mise en scène se limitant à une mise en situation, sans prendre de risque. Bien au contraire, confier cette responsabilité à Krzysztof Warlikowski garantissait une véritable vision personnelle de l'ouvrage, avec tout ce que cela comporte de polémiques avant, pendant et après les représentations tant le travail du metteur en scène polonais peut susciter de clivages entre ceux qui l'apprécient et ceux qui le détestent, parfois même sans rien n'avoir lu d'autre qu'une simple critique d'une de ses productions. Alors oui, "événement", pour ce qui restera comme l'une des créations les plus marquantes depuis l'ouverture de Bastille, et qui aurait même pu être pour moi LA plus exceptionnelle si un paramètre essentiel n'avait pas fortement tempéré mon enthousiasme.
Je ne suis pas un inconditionnel des "versions originales", et encore moins un ayatollah de l'illusoire "authenticité". Presque tous les opéras ont été modifiés, corrigés, révisés voire amputés par les compositeurs eux-mêmes après leur création, et ne jurer que par le manuscrit autographe transforme le musicien en archiviste. Nombreuses sont les oeuvres relevant du style "Grand Opéra" qui ne souffrent guère de quelques coupures, ou d'omissions de redites inutiles. Mais Don Carlos n'entre pas dans cette catégorie, Verdi ayant pensé, travaillé, réalisé chaque scène, chaque dialogue, chaque mesure même en sachant très exactement ce qu'il voulait donner au Théâtre Impérial, surtout suite aux échecs relatifs de Jérusalem, des Vêpres Siciliennes ou de la version révisée de Macbeth. Don Carlos sera sa dernière expérience avec la Grande Boutique, les nombreux remaniements, élisions, adaptations ou modifications de sa partition lui ayant été imposées par la direction de la Maison, la mauvaise volonté générale et la médiocre qualité des artistes l'ayant vacciné. Ainsi, il écrira à Camille du Locle, en 1869, une lettre qui ne laisse planer aucun doute quant à son opinion sur l'accueil parisien : Dans vos théâtres lyriques, il y a trop de savants. Chacun veut juger d'après les normes de sa propre connaissance, selon son goût et, ce qui est pire, selon un système, sans tenir compte du caractère et de l'individualité de l'auteur. Chacun veut oser un pari, veut émettre un doute, et l'auteur qui vit pendant longtemps dans cette atmosphère de doute ne peut pas, à long terme, ne pas être secoué dans ses convictions, et finir par corriger, par ajuster et mieux encore, par détruire son oeuvre : de cette façon, à la fin, on a sous la main non pas une oeuvre d'un seul jet mais une mosaïque, encore belle, si vous voulez, mais toujours mosaïque. Je m'opposerai à ce qu'à l'Opéra il existe une série de chefs-d'oeuvre faits de cette manière. Ce sont encore des chefs-d'oeuvre, tant que vous voulez, mais qu'il me soit permis de dire qu'ils seraient bien plus parfaits si l'on ne sentait pas de passage en passage la pièce et le rapiècement. Il convient que les artistes ne chantent pas à leur façon, mais à la mienne, que les masses "qui ont encore beaucoup de capacité à Paris" montrent autant de bonne volonté, enfin, que tout dépende de moi, qu'une seule volonté domine tout, la mienne. Cela paraît un peu tyrannique !...C'est indéniablement vrai. Mais si l'oeuvre est d'un seul jet, l'Idée est Une et tout doit concourir à former ce UN. Vous allez sûrement me dire que personne ne m'empêche d'obtenir tout cela à Paris. Non. En Italie c'est possible, même moi je le peux toujours, mais en France, non. Au foyer de l'Opéra, après quatre accords on murmure partout "oh, ce n'est pas bon...c'est commun...ce n'est pas de bon goût...ça n'ira pas à Paris...". Que signifient donc ces pauvres paroles, commun...de bon goût...à Paris ? Si elles convenaient davantage à une oeuvre d'art, elles devraient être universelles !. Et il poursuivra par ces sentences définitives : La conclusion de tout cela est que je ne suis pas un compositeur pour Paris. Je ne sais pas si j'en ai le talent, mais je sais que mes idées en matière d'art sont bien différentes des vôtres. Je crois à l'inspiration, vous autres à la facture. J'admets votre critère pour discuter mais je veux l'enthousiasme qui vous manque pour écouter et pour juger. Je veux l'Art, quelle qu'en soit la manifestation, pas l'amusement, l'artifice et le système que vous lui préférez. Ai-je raison ? Ai-je tort ? Qu'importe j'ai raison de dire que mes idées sont bien différentes des vôtres. J'ajoute à cela que ma colonne vertébrale n'est plus suffisamment souple pour que je cède et que je renie ces convictions qui sont enracinées si profondément en moi. Je serais également désolé de vous écrire un opéra que vous devriez ranger dans un tiroir au bout de douze représentations, mon cher du Locle. C'est ce qu'a fait Perrin avec Don Carlos...
Rigidité du cadre, ego des cantatrices, faiblesse du ténor supposé assurer le rôle-titre, les "retouches" et autres coupures étaient inévitables pour que soit assuré le contrat de la création parisienne. Mais, sans imaginer que son tableau du foyer de l'Opéra pourrait être repris à l'identique cent-cinquante ans plus tard, quand les "spécialistes" s'étripent sur les distributions ou les choix de mise en scène dès le premier entracte en bons gardiens de "l'authenticité stylistique", il ne pouvait que réagir ainsi et mettre fin à sa collaboration avec la Grande Boutique. Il venait pourtant de composer ce qui reste aujourd'hui l'ouvrage le plus abouti, le plus parfait même du style "Grand Opéra". Car si, dans les opéras de Meyerbeer qui faisaient référence alors, on trouvera toujours matière à coupures pour cause de redondances ou d'anachronismes, Don Carlos ne comporte pas une scène, pas une phrase, pas une mesure, pas même une note de trop. Et cette "intégrale" le démontre, donnant à l'oeuvre une force que les versions tronquées ne peuvent que suggérer. Il ne s'agit pas pour moi d'affirmer qu'il faut les oublier et ne plus les monter, au contraire. La version italienne en quatre actes restera, elle aussi, une merveille...à la condition de bien avoir en tête qu'il s'agit d'un ouvrage différent, voire complémentaire. L'urgence de l'action et le choc des passions y seront simplement plus immédiats, car plus "ramassés". Mais si j'ai parlé "d'événement", il se trouve dans les éclairages que donnent la totalité des affrontements entre Philippe et Rodrigue, dans le duo entre Élisabeth et Eboli amenant le Ô don fatal et détesté, dans le finale du IV, entre autres passages rétablis. On ne peut mesurer combien Don Carlos est un opéra des multiples solitudes, plus encore qu'un opéra politique ou simplement un drame amoureux, qu'avec devant nous tout ce que Verdi a initialement voulu nous montrer.
Ludovic Tézier, Ildar Abdrazakov, ElĪna Garanča (Acte IV, 1er tableau).
© Agathe Poupeney/ONP.
Krzysztof Warlikowski n'a pas réellement cherché à développer un concept, à pointer la lutte des pouvoirs politiques et religieux, à faire passer un message. Il était attendu, on guettait le scandale, le détournement, l'appropriation intellectuelle frisant l'onanisme. Certains rêvaient d'un affrontement entre les amoureux d'une reconstitution historique avec fraises à foison et les partisans d'une vision décapante avec députés flamands en pyjamas rayés ou suivantes d'Élisabeth s'effeuillant dans un tableau de pole dance. Problème : Warlikowski n'est pas Tcherniakov, il aime les oeuvres qu'il monte. Et, surtout, il les étudie au point d'en connaître à peu près tout ce qu'il est humainement possible d'ingérer. Sa mise en scène ne satisfaisant aucun des deux camps, il eut droit à la traditionnelle bronca programmée aux saluts, sport national à Bastille. On a parlé de "vide", de vacuité, de manque de vision et même de direction d'acteurs conventionnelle. Il est vrai que son travail ne se comprend réellement qu'à partir du monologue de Philippe, après deux entractes. Mais à ce moment-là, tout ce qui précède devient lumineux. Et il est vrai aussi que partant de ce constat, son propos ne peut s'apprécier qu'en ayant la possibilité d'assister à plusieurs soirées (et de regarder la retransmission cinématographique ou télévisée), comme c'est le cas avec à peu près toutes les mises en scène actuelles (qui peut honnêtement dire qu'il a TOUT vu du merveilleux travail d'Hermanis sur les correspondances entre chanteurs et tableaux du musée de son Trovatore salzbourgeois en une seule représentation ?). Et il est tout aussi vrai que son souci des plus petits détails est souvent difficilement perceptible en salle (à l'image d'Élisabeth buvant une fiole de poison au dernier acte...Comment comprendre son agonie et sa mort si l'on n'a pas vu ce geste ?). Une fois admis que beaucoup de productions montées par les grands théâtres sont aussi, et parfois surtout, conçues pour le DVD qui s'ensuivra, il nous faut regarder la proposition warlikowskienne pour ce qu'elle est : une merveille d'intelligence théâtrale fondée sur un prodigieux travail des caractères de chaque protagoniste, et des rapports qui en résultent. S'étant usé les yeux sur le livret, ayant cherché au plus profond des sources, qu'elles soient historiques ou revues par Saint-Réal ou Schiller, Warlikowski a su rendre évidente l'essence-même de ce qu'est Don Carlos. Non pas une grande fresque historique ou politique, mais un "opéra des solitudes", dans lequel cinq personnages sont confrontés à leurs propres fêlures, à leurs propres démons, à l'impossible compréhension de "l'autre". Nous sommes dans le "tragique" au sens philosophique du mot, dans l'inéluctable, qui dépasse de très loin les notions de possibles pessimisme ou optimisme, et encore plus de manichéisme. Il y a quelque chose de nietzschéen dans ce regard désespéré sur "l'humain", bien souvent trop humain pour envisager une seule seconde le "surhomme". Dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche écrit : Il y a une innocence dans le mensonge qui est signe de bonne foi. Tous mentent, ou plutôt se mentent, pour tenter désespérément d'échapper à cette solitude qui les étouffe comme un carcan. Philippe est seul, dans un costume trop grand pour lui, roi bien entendu, mais par naissance, en aucun cas "souverain". Il lui faudrait pour cela une stature, une certitude qu'il est admiré, alors qu'il sait qu'il n'est même pas admirable pour une reine qui ne l'aime pas. Le manteau royal qu'il évoque n'est qu'une parure pour un homme qui a rêvé d'Amour bien plus que de puissance : Si la Royauté nous donnait le pouvoir de lire au fond des coeurs où Dieu seul peut tout voir ! Le sommeil, le doux sommeil, pourrait le soulager, mais il le fuit et il ne peut qu'attendre celui, définitif, qui mettra fin, "sous les voûtes de pierre", à ce qu'il ne vit plus que comme une mascarade. Quelques femmes de passage et beaucoup de flacons d'alcool ne sont que pansements sur sa blessure mortelle.
Élisabeth est seule, cachant parfois un regard perdu derrière des lunettes noires. Troisième épouse, du fait de la raison d'État parafée lors du traité de Cateau-Cambrésis, de Philippe, elle est de dix-huit ans sa cadette, et lui n'a que trente-deux ans. Tout sauf un vieillard, donc, et ce ne peut être l'âge qui explique ses fameux cheveux blancs. Et l'on a vu dans l'Histoire des reines très amoureuses d'un époux nettement plus âgé. Mais pour Élisabeth, ce mariage à distance (elle ne rencontra Philippe que six mois plus tard) marqua un double deuil. Deuil de ses rêves d'union avec Carlos qui a alors, comme elle, quatorze ans. Et deuil de son père Henri II, qui mourut lors d'un tournoi se déroulant durant les festivités qui ponctuèrent les cérémonies. Ces fameuses lunettes noires lui masquent la réalité de son présent, lui permettant de revivre un peu de son bonheur éphémère effleuré lors du premier acte, quand à Fontainebleau son cheval blanc s'était pour un instant paré du sourire de l'infant, avant de se figer à jamais. Tout autant seule est Eboli, son antithèse absolue. Haute figure de l'aristocratie, Ana de Mendoza y de la Cerda fut mariée encore plus jeune, à l'âge de douze ans. Sans charger le trait par trop de détails, Warlikowski montre bien à quel point elle fut un paradoxe vivant sous des atours de corps et de vertugadin, costume que très justement il ne lui impose pas. Créant des couvents mais voulant les contrôler, avant d'y entrer tout en continuant à mener sa vie d'aristocrate, donnant pas moins de dix enfants à son époux et faisant beaucoup d'heureux à la cour d'Espagne, elle drague ouvertement Rodrigue tout en soulageant la misère sexuelle de Philippe, sans pour autant se priver de relations saphiques. Femme libérée dans une société d'inquisiteurs ? Non, femme profondément seule, dont le véritable amour est probablement Carlos, et elle le sait impossible. Femme prête à tout risquer, en bonne escrimeuse qu'elle fut dès l'enfance, même si elle y laissa son oeil droit (Warlikowski n'en fait pas pour autant une borgne, mais plutôt un personnage regardant les situations au travers du masque de protection d'une fleurettiste, comme pour voiler les réalités qu'elle refuse). Et femme passant de la trahison à l'aveu lors du sublime duo précédant son Ô don fatal et détesté. Femme qui aurait tout, donc, pour profiter de son statut et qui est peut-être pourtant le personnage le plus déchirant dessiné par le metteur en scène, de par sa totale inaptitude au bonheur. Il n'est d'ailleurs pas anodin que Warlikowski l'habille de la robe et des gants de Rita Hayworth dans Gilda. L'actrice mythique rêvait qu'on l'aime, alors qu'on ne faisait que l'admirer, et Orson Welles dira d'elle : "Toute la vie de Rita n'est que douleur"...comme il aurait pu le dire d'Eboli.
Que dire de Rodrigue, sinon que lui aussi est bien seul, mais il semble l'être par choix. Cette version originale égratigne beaucoup l'image d'un Posa désintéressé, ne se souciant que de la liberté d'un peuple opprimé. Au contraire, il semble jouer avec Carlos, qui est tout ce qu'il n'est pas. Pourquoi veut-il à ce point qu'il parte combattre en Flandre, alors qu'il le sait inapte à conduire une armée ? Simplement, peut-être, parce qu'il est incapable de le faire lui-même. Certes, il est allé "sur le terrain", mais ce qu'il raconte à Philippe est un propos d'observateur, pas de belligérant. Rodrigue parle bien, charme les dames et, alors qu'il ne s'y attend probablement pas, séduit le roi par son discours. Aujourd'hui, il serait un chantre du droit d'ingérence, prêt à envoyer au feu des gamins à peine sortis de l'adolescence mais à rester aux Deux Magots pour rédiger des tribunes enflammées, entre deux plateaux de télévision où il tiendrait le rôle du consultant spécialiste. Son amitié avec Carlos est très ambiguë (et en aucun cas signe d'une homosexualité, réelle ou refoulée, comme on a coutume de le lire. Oui, le livret est truffé de formules "directes", mais ces "Mon Carlos", "Mon Rodrigue", "Non Carlos, ton Rodrigue t'aime" ou encore "Nos coeurs étaient liés par d'éternels serments" ne sont rien d'autre que des propos de chevalerie, comme on en trouvera dans la bouche de Marke lors de son monologue du deuxième acte de Tristan). Carlos et Rodrigue ont vécu une franche amitié réciproque dans le passé, oui, mais au moment du drame que nous chante Verdi, l'attitude de Posa est beaucoup moins gratuite. En poussant l'infant à la rébellion, il sait qu'il s'adresse à un être incapable du moindre calcul, il veut qu'il soit son arme. Non par machiavélisme, mais parce que lui-même souffre de son impuissance à aller au bout de ses propres convictions. Et cette souffrance est telle que, plutôt que de subir le déshonneur de la désertion, il provoque sa propre mort, sachant que le peuple se rebellera et que sa cause pourra ainsi être victorieuse. Mais il oublie le poids de l'inquisition...Il suffit de regarder les attitudes de chacun lors de leurs duos pour comprendre que quand Carlos est dans la véritable affection, Rodrigue reste sur la retenue. Ou de constater sa très longue hésitation avant de désarmer l'infant qui menace Philippe de son épée. Il ne sauve pas Carlos, il ne l'empêche pas de commettre l'irréparable, il ne sauve même pas le roi, son geste eut été alors instantané. Il sait que l'arme ne sera pas tournée contre lui, et que Philippe lui prouvera sa gratitude. Un moment d'illusion supplémentaire pour celui qui, se retrouvant seul au soir de la fête, sera confronté à sa propre image, et à l'immense vide qu'elle lui renverra. Warlikowski va même jusqu'à mettre en scène cette "honte de soi" dans le second tableau de l'acte IV, en ne respectant pas les didascalies ("Lui donnant la main", "Il tombe dans les bras de Don Carlos éperdu", "Don Carlos tombe désespéré sur son corps"). Bien entendu, la grille du cachot empêcherait tout contact mais qu'importe, Rodrigue reste à distance alors que Carlos s'acharne à vouloir le rejoindre. Sincère dans son propos, Posa ne peut plus jouer l'amitié fraternelle "vraie", voulant mourir comme il a vécu, en solitaire impuissant à conjuguer paroles et actes.
Enfin, Carlos, qui lui est simplement seul "de naissance". Comment pourrait-il en être autrement, avec un tel handicap dû en grande partie au fait qu'il est le fruit d'une consanguinité digne d'un cas d'école. Avec seulement quatre arrière-grands-parents au lieu du maximum de huit, une grand-mère maternelle et un grand-père paternel frère et sœur, de même qu'un grand-père maternel et une grand-mère paternelle, ne subir aucun trouble aurait tenu du miracle. Si l'on ajoute qu'il n'a jamais connu sa mère, morte quatre jours après sa naissance, on peut même se demander comment il peut, en subissant un tel passif, encore tenir un discours cohérent. Et pourtant, si l'on excepte la "victime" Élisabeth, il est le seul à ne pas tricher, surtout avec lui-même. Insensible aux avances d'Eboli, persuadé qu'il aurait la capacité de régner, toujours et plus que jamais épris de celle qui est devenue la femme de son père et que Rodrigue continue à nommer "sa mère", il ne craint pas l'opposition frontale à Philippe en prenant la tête des rebelles flamands. Perturbé, violent, imprévisible, certainement. Mais surtout idéaliste, et en aucun cas fou. Face à lui, la femme qui l'aime et qu'il aime, mais qui a conscience de son rang et de son devoir de reine, et un père se sachant faible et ne voulant surtout pas laisser le trône à un fils qu'il voit comme pire que lui, alors qu'il n'est que fragile. Il n'a que Rodrigue comme allié, du moins le croit-il. Comment un tel homme, guidé par la pureté des sentiments et des actes, pourrait-il survivre dans ce monde de mensonges, de petits arrangements et de calculs ? L'acte V pourrait faire taire ses démons, le voyant partir pour la Flandre. Un peuple agonisant qui vers moi s'adresse comme à son Dieu sauveur, au jour de détresse à lui j'accours, heureux si, quel que soit mon sort, vous chantez mon triomphe ou pleurez sur ma mort ! En s'éloignant d'Élisabeth sans jamais l'oublier, pour mieux la retrouver dans l'au-delà. Désir du sacrifice digne d'autres amants célèbres, mais nous sommes dans le "tragique" dans ce qu'il a de plus inéluctable. Philippe et l'Inquisiteur arrivent au cloître de Saint-Just, l'apaisement n'avait pas sa place dans ce drame d'une absolue noirceur.
Warlikowski va donc au bout du "tragique", usant de toute sa science du théâtre pour nous montrer un monde perdu. Un monde fait d'une addition de solitudes, dans lequel seuls les députés flamands, dans leur courte intervention, apportent une touche d'altruisme (et l'un des seuls écarts concédés au livret, les six hommes se tenant bien droits sur l'escalier, presque comme défiant Philippe, alors que ce dernier vient de demander Qui sont ces gens courbés à mes genoux ?). L'acte de Fontainebleau prend une tout autre dimension quand il est vu comme une réminiscence, avec ce tulle où viennent danser des taches noires évoquant une pellicule de vieux films, procédé que le metteur en scène reprendra sans en abuser. Comment un prétendu "grand quotidien" a-t-il pu parler de direction d'acteurs conventionnelle ? La coupable de cette aberration n'a pu que suivre l'ouvrage en fermant les yeux, ou alors elle nous démontre son incompétence. Ne pas apprécier le travail du metteur en scène est une chose, écrire une telle ineptie en est une autre. Chaque geste, chaque regard, chaque placement sont étudiés, travaillés jusqu'à en devenir naturels et éclairer cette conception. Les regards en coin de Rodrigue, les sous-entendus d'Eboli, le faux détachement d'Élisabeth, les postures de Philippe pour "faire roi", par exemple son jeu lorsqu'il enlève sa veste (Philippe) ou la remet (le roi, l'étiquette), tout a sa raison d'être, toujours en accord avec le livret, pour peu que l'on sache le lire au-delà des simples mots. Et le suicide d'Élisabeth n'est pas un contre-sens, encore moins une trahison. La véritable reine mourra moins de trois mois après Carlos...
Et au grand soin apporté aux costumes, non dans leur magnificence mais dans leur totale adéquation au jeu des personnages, s'ajoute le choix d'un décor minimaliste que beaucoup ont jugé inepte, en ignorant les multiples références picturales ou cinématographiques, toutes judicieusement choisies. Warlikowski aurait donc autant travaillé sur le bijou sans penser à son écrin ? J'ose une interprétation...Les spectateurs s'installent alors que le rideau est ouvert, faisant apparaître une scène nue, meublée d'un simple bureau sur lequel trône le buste de Charles Quint, et où un cheval blanc figé semble perdu. Mais, surtout, dans l'attente du "noir", on est frappé par ce cadre de scène glacial, par la dureté de ces angles. Tout l'ouvrage sera ainsi marqué par la nudité des parois, la froideur du plateau, l'omniprésence des angles, à l'exception notable des scènes du couronnement et de l'autodafé (respectivement données devant un tulle, montrant l'infinie tristesse du couple royal contrastant avec la liesse populaire à l'arrière-plan, et dans un amphithéâtre resserré, donnant une sensation d'écrasement). Très exactement comme si ce décor était un prolongement de la salle de Bastille, comme si le public regardait sur la scène le lieu où il est assis. Simplement parce qu'en nous proposant ce drame des solitudes, des mensonges, des trahisons, des pouvoirs, Warlikowski nous invite à réfléchir aux nôtres par une espèce "d'effet miroir", en négligeant le superflu. Comme s'il avait médité la réflexion de Chesterton, dans L'Homme éternel : Le guéridon est aussi rond que le miroir et l'armoire est plus grande. Il reste que le miroir est le seul meuble de la pièce qui puisse contenir tous les autres. Les projections vidéos, montrant les visages des protagonistes ou un monstre cannibale (peut-être inspiré du Saturne dévorant un de ses fils de Goya) sont pour une fois remarquables, venant cueillir le spectateur au fond des tripes. Et la toute fin de l'oeuvre devient alors une évidence. Carlos n'est pas emmené dans le tombeau de Charles Quint mais reste sur scène, dos au public, un pistolet sur la tempe. Aucune détonation ne retentit ni avant, ni pendant, ni après l'accord final. Fin ouverte qui nous dit : "Que ferions-nous, nous qui pourrions un jour être des Carlos ?". Et fin ouverte qui nous laisse longtemps le sentiment d'avoir été actif en contemplant un spectacle visuellement exceptionnel.
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Sonya Yoncheva, Jonas Kaufmann (Acte II, 2nd tableau).
© Agathe Poupeney/ONP.
Une telle ambition, un tel travail sur les plus petits détails de cette conception de l'oeuvre imposaient un plateau d'exception, exigeant des artistes un investissement total et de "longue durée". Surtout pour un ouvrage qu'aucun d'entre eux n'avait chanté dans cette version, ni même, à une exception près, dans cette langue. Et "l'événement", sur ce plan-là, est bien au rendez-vous.
Don Carlos sans un choeur de très haut niveau n'est pas envisageable. Encore une fois, les troupes menées par José Luis Basso se surpassent. Couleurs, équilibre, nuances, chaque intervention du peuple ou des moines se transforme en arrivée d'un personnage supplémentaire. Si je devais apporter une réserve, elle porterait sur le texte du choeur d'ouverture, difficilement compréhensible, mais elle serait minime. Chaque petit rôle est très bien tenu, à l'exception peut-être d'une "Voix d'en-haut" un peu criarde et trémulante. On reparlera du superbe Moine de Krzysztof Baczyk, et le Thibault d'Ève-Maud Hubeaux n'est en rien une surprise. Ce qui n'en est malheureusement pas une non plus est de voir Julien Dran relégué à l'épisodique Comte de Lerme. Certes, il n'aurait pu tenir aucun autre rôle dans cette oeuvre, mais la perfection de ses quelques phrases m'oblige à répéter ce que j'avais écrit après avoir entendu son Tebaldo des Capuleti à Marseille, à savoir qu'il est simplement scandaleux qu'une maison subventionnée comme peut l'être l'ONP ne lui propose pas une plus grande visibilité en lui offrant un rôle de premier plan.
J'ai entendu Inquisiteur plus caverneux que Dmitry Belosselskiy, mais ce qualificatif n'est en rien une obligation pour incarner l'aspect terrifiant du personnage. La voix a le grain adéquat pour contraster avec celle de Philippe, et la tessiture ne lui pose aucun problème. Avec lui, nous savons immédiatement où se trouve le pouvoir, sans qu'il ait à forcer le trait. Son influence sur le roi est encore décuplée par la superbe idée de Warlikowski, qui les fait dialoguer dos à dos, sans qu'à un seul moment ils n'échangent un regard. Placé derrière Philippe, il impose sa domination par sa seule posture, comme l'Église l'impose au trône dans ce qui est peut-être le seul passage "politique" de cette mise en scène.
Le Philippe d'Ildar Abdrazakov est, dans cette optique, absolument somptueux. Certes, il pèche un peu dans l'extrême grave, mais l'on sait depuis longtemps qu'il n'est pas une basse à la Talvela, ni même à la Salminen. Le problème ne se pose d'ailleurs pas vraiment dans la mesure où, quand il se trouve dans ce registre, le roi est dans la confidence, la réflexion, l'introspection au-dessus d'un orchestre quasi silencieux. Mais la ligne de chant, le timbre, la caractérisation vocale de chaque passage montrent dès son entrée à quel point il incarne ce souverain fragile, hésitant, influençable et, surtout, malheureux. On entend parfaitement les moments où il est Philippe (un Elle ne m'aime pas sublime de larmes retenues, porté par un legato d'école) et ceux où il cherche à se persuader que, malgré sa solitude, il est un roi. Que l'on écoute son duo avec Rodrigue, et la façon dont il fait évoluer son chant entre Restez ! et Quel langage nouveau ! Commençant dans un ton de commandement que le pouvoir qu'il pense détenir lui fait prendre, il est tellement retourné par Posa qu'il en devient presque son vassal, au point que l'on pourrait se demander qui, vocalement et à cet instant, commande à la cour d'Espagne. Je veux mettre mon coeur en tes loyales mains sonne alors comme une allégeance, et Le marquis de Posa peut entrer désormais auprès de ma personne à toute heure, au palais ! semble presque inutile tant Rodrigue s'est imposé en touchant son point faible. À ce moment, ils sont égaux et là encore, Warlikowski le montre bien en omettant la didascalie "Rodrigue s'agenouille devant le roi, et lui baise la main" pour ne conserver qu'une simple et solide poignée de mains que l'on peut voir comme un contrat. Quant à son jeu, il est à l'unisson dans cette dualité, fait d'hésitations, de gestes interrompus, toujours marqué par une profonde tristesse. Magistral.
On sait que Ludovic Tézier n'a pas toujours su quoi faire sur une scène, comme gêné par son corps. Depuis quelques années, en fait depuis qu'il partage régulièrement l'affiche avec Jonas Kaufmann qui, lui, est un acteur-né, il a énormément progressé sur ce plan-là. Superbement dirigé, il est époustouflant en en faisant pourtant très peu. Un jeu minimaliste mais construit sur les regards, souvent en biais (marque de son impuissance à "agir"), les postures, les apartés, le travail sur la présence quand il ne chante pas (encore une fois, son dilemme et son hésitation avant de désarmer Carlos, gigantesque, tout comme sa façon de ne pas trop s'approcher de la geôle de l'infant, comme pour mettre en scène sa propre mort en faisant de lui un spectateur). Quant au chant, que dire ? Les superlatifs manquent lorsque l'on entend une telle égalité du timbre sur tous les registres, un art du legato qui le place au même niveau que les plus grands barytons du passé, un souffle qui semble inépuisable (la mort !!! un tel contrôle pour un agonisant peut sembler anachronique, mais qu'importe, quelle splendeur...), une capacité à chanter piano en inondant Bastille, une aisance dans l'aigu qui n'est jamais prise en défaut malgré la probable fatigue, une palette de couleurs toujours adaptée aux situations. Et, bien entendu, une parfaite intelligibilité du texte, encore plus importante dans ce choix d'un Rodrigue ambigu. Oui, que dire d'autre que...sublime ?
Sonya Yoncheva était très attendue pour ses débuts dans le rôle d'Élisabeth ce qui, dans cette version, n'allait pas forcément de soi. Mais elle est une cantatrice qui ose, qui n'hésite pas à se mettre en danger, au prix parfois d'annulations répétées. Si le timbre a quelque peu perdu en fraîcheur, il s'est arrondi, et la voix s'est élargie, lui donnant un medium d'une grande richesse et des graves sonores sans être écrasés. L'aigu est souvent plus ardu, parfois bas et elle peine à donner certains pianissimi indispensables au cantabile de ses deux principaux airs, d'autant que le souffle m'a semblé un peu court à la fin de Toi qui sus le néant...Mais, malgré toutes ces réserves, elle réussit à être une reine fascinante grâce à sa seule interprétation. Jouant sur ses qualités (projection, legato, engagement et timbre sublime jusque dans le haut-medium), elle parvient à faire oublier ces quelques petites failles, en particulier dans les ensembles, et surtout lors des ses deux duos avec Carlos où elle est magnifique. Campant magistralement une reine glacée par peur de s'enflammer, elle explose littéralement quand la passion est trop forte, fendant l'armure de façon bouleversante. Et elle nous laisse sur un dernier acte où sa ligne de chant dans l'ultime duo atteint des sommets. Absolue tragédienne, elle se fond à merveille dans la vision "tragique" de Warlikowski, peut-être comme s'il en avait fait le fil conducteur de son drame. Mais concernant ce rôle, il faudra absolument entendre Hilba Gerzmava, qui la remplaça lors de la Générale, et qui y fut exceptionnelle.
Mais si, le couteau sous la gorge, je ne devais garder qu'un nom de cette prestigieuse distribution, ce serait celui d'ElĪna Garanča. La comédienne, tout d'abord, qui met littéralement le feu au plateau. Je l'ai longtemps pensée trop altière, trop "grande dame", pour incarner des rôles plus "échevelés". Jusqu'à ce que je puisse la voir il y a quelques mois dans la production de Carmen mise en scène par Bieito. Aucun doute n'était permis, elle "était" Carmen. Comme elle "est" Eboli, sublimement et presque comme une évidence. Pourtant, ce que lui demande Warlikowski est presque surhumain. Elle doit être à son aise en meneuse d'une troupe d'escrimeuse, en princesse altière, en séductrice usant de tous ses charmes, et enfin dans la confession et l'aveu de ses remords sincères. Pour chaque attitude, un costume différent lui est donné, montrant ainsi les multiples facettes "extérieures" du personnage. Extérieures car finalement, il n'y a qu'une Eboli, celle qui en avouant ses fautes tombe enfin le masque, révélant son inaptitude au bonheur. Dans chacune de ces scènes, ElĪna Garanča attire le regard, aimante le spectateur par sa seule présence, sa façon d'occuper l'espace, l'agace par ses oeillades, le cloue à son siège par ses embrasements pour, au final, le bouleverser par ses larmes qui semblent vraiment couler. Une composition exceptionnelle portée par une voix sans limite, et un chant touchant à la perfection. Il faut pouvoir à ce point se rire de la meurtrière Chanson du voile en n'omettant aucun des ornements écrits, s'imposer comme un pilier dans les ensembles et, après un duo déchirant avec Élisabeth, se lancer à corps perdu dans un Ô don fatal et détesté sollicitant toute la longueur de la voix sans le moindre accroc, et avec une projection qui fait trembler les cloisons de Bastille. Oui, il faut le pouvoir et non seulement elle le peut, mais elle le fait comme jamais je n'ai entendu une cantatrice le faire. Où sont situées les limites de cette artiste d'exception ? Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est que cette production a marqué, non seulement une prise de rôle, mais sa toute première incursion chez Verdi, Requiem excepté. Alors, tout est possible...
Et enfin, Jonas Kaufmann, qui avait déjà chanté Carlo mais jamais Carlos. Il l'avoue lui-même, ce rôle est pour lui le plus difficile, le plus exigeant qu'il ait eu à incarner. Et je dois bien constater que cela s'entend. De toute évidence, il a changé quelque chose dans son émission. La voix est mieux projetée et, pour une fois, je n'ai pas eu besoin de tendre l'oreille pour l'entendre. Il use toujours de ses piani détimbrés mais n'en abuse plus, réservant cette "signature" pour le dernier acte, où ils peuvent se justifier. Mais ce changement, qui lui fait un peu moins donner le son "en arrière", a son revers. Certes, il "passe" mieux, mais les aigus n'ont plus du tout la même sécurité. Pour la première fois je l'ai senti à de nombreuses reprises proche de la limite, voire de l'accident et si le rôle ne dépasse pas le si, sa tessiture est tellement tendue, les emportements de Carlos si nombreux la sollicitant très fréquemment qu'il a été contraint, lors des premières représentations, à se montrer prudent et engorger beaucoup de notes. Même s'il s'est amélioré lors des dernières, l'aisance de ses partenaires n'a pu que renforcer chez moi ce sentiment d'inconfort, voire de crainte. D'autant que le timbre m'est apparu très pauvre en harmoniques, conséquence peut-être de cette modification de l'émission (il ne faut surtout pas juger sur la seule retransmission télévisée, à la prise de son calamiteuse, et qui a probablement été un collage de deux soirées différentes...). Mais je lui reconnais un fabuleux métier, qui lui a permis d'aller au bout de chaque soirée sans faillir. Et, bien entendu, une grande intelligence du texte et du phrasé. En revanche, il est le seul à m'avoir semblé en décalage avec la vision de Warlikowski, tout simplement parce que jouant trop la folie et pas suffisamment l'idéalisme. Là où il aurait fallu contenir les accès de fièvre, en tout cas les ravaler, il les exacerbe. Il avait pourtant, dans son jeu, toutes les nuances possibles pour incarner cet infant malaimé, utilisé, méprisé sans tomber dans l'excès, en multipliant les gestes saccadés. J'ai le sentiment qu'il a ajouté à ce que lui demandait le metteur en scène une autre de ses signatures, celle de "déviriliser", presque de féminiser, la plupart des personnages qu'il interprète. Cette option m'était apparue criante avec son Don José d'Orange, son Lohengrin parisien (à la différence de la production milanaise), et même son Otello londonien, vu seulement en retransmission. Une fois, ce peut être une conception. Mais quand cette option se retrouve dans des oeuvres aussi diverses, avec des metteurs en scène ayant des univers si différents, cela devient un "choix d'acteur" contestable. Carlos veut plus que tout être un homme, et se comporte comme tel, son amitié pour Rodrigue n'étant pas pour moi, du moins dans cette version, ambiguë. Il voudrait même être un roi...et surtout retrouver celle qu'il aime. Élisabeth pourrait-elle chanter à celui qui doit la quitter Oui, voilà l'héroïsme avec ses nobles flammes , l'amour digne de nous, l'amour des grandes âmes. Il fait de l'homme un dieu ! s'il en était autrement ?
Cette ultime réserve faite, qui plus est très relative, tout était donc en place pour que "l'événement", bien réel, soit qualifié d'historique et devienne à ce jour la plus belle production de toute l'Histoire de Bastille. Mais pour cela, il eut fallu qu'existât quelque chose de plus, un paramètre essentiel, un mot que je n'ai pas écrit : l'émotion. Nous quittons la salle emplis d'admiration, nous nous émerveillons de la splendeur vocale du plateau, nous nous étripons sur la mise en scène et si, comme moi, nous l'avons appréciée, nous tressons des lauriers à Krzysztof Warlikowski pour avoir à ce point tiré de ce chef-d'oeuvre toutes les beautés tragiques. Mais nous ne sommes pas transportés, bouleversés, ou simplement émus. Et il n'y a qu'un seul et unique coupable à cela, il se nomme Philippe Jordan.
Le titre de cette chronique, tiré du livret, peut sembler exagéré. Pour moi il ne l'est pas, tant j'ai le sentiment que Jordan a vécu ces représentations dans un autre monde que celui offert par le plateau. L'orchestre n'y est pour rien, il n'a fait qu'obéir à un chef qui, pour au moins deux représentations, n'a pratiquement jamais regardé la scène. On a beaucoup parlé de cuivres jouant trop fort, de chanteurs couverts par la fosse. C'est vrai, mais finalement de peu d'importance par rapport au reste. Philippe Jordan considère Don Carlos comme un opéra français, point final. En oubliant qu'il est composé par Verdi et que l'on y trouve donc forcément une bonne dose d'italianita. Il ignore le mot rubato et refuse toute agogique, dirigeant comme s'il avait scellé un métronome sur son pupitre. Et le plus grave est que cette rigueur, cet agrippement à la barre de mesure se retrouvent dans les passages où l'émotion devrait jaillir d'elle-même. Que l'on écoute le duo du serment entre Carlos et Rodrigue accompagné comme une fanfare de village. Que l'on constate à quel point il refuse que la requête des députés flamands soit autre chose qu'un discours de vin d'honneur, alors qu'elle devrait être une prière. Que l'on plaigne la malheureuse Yoncheva (et ce fut encore pire pour Gerzmava), obligée de précipiter le sublime Ô ma chère compagne. Et, surtout, que l'on admire encore plus ces merveilleux artistes pour avoir réussi à offrir de telles beautés en étant si mal accompagnés. Et puis, que l'on s'interroge sur la raison de ces silences interminables qu'il impose ça et là, comme s'ils allaient ajouter quelque chose au drame alors qu'ils ne sont que vulgaire surlignage. Que l'on recherche le pourquoi de ces accords ressemblant à des coups de hache au tout début du III, avant le solo de violoncelle (lui, splendide, mais le mérite en revient à l'instrumentiste). Que l'on repère tous les passages où les chanteurs ont été contraints de presser pour ne pas se retrouver en décalage. La liste serait interminable...
Et même s'il a voulu ne voir dans cet ouvrage que de la "musique française", encore faut-il en maîtriser les subtilités. Dans la précédente version de Don Carlos en français donnée à l'ONP, en 1986, le chef se nommait Georges Prêtre. Inutile de dire que toute comparaison serait du plus haut comique. La réalité est plus cruelle. Si l'on regarde les oeuvres dirigées par Philippe Jordan depuis qu'il est directeur musical de la Grande Boutique, le constat est sans appel. Cinq opéras de Mozart sans saveur aucune. Pour la musique italienne un Triptyque inégal, une Forza et une Aida catastrophiques. Et pour la musique française, une calamiteuse Carmen, un Roi Arthus qu'il affirmait ne pas vouloir wagnérien, alors qu'il fit tout pour qu'il le soit, et une Damnation caricaturale (la Marche hongroise) ou soporifique (Les sylphes ou Les follets). Seul un Pelléas peut être sauvé du naufrage. Le reste, tout le reste, on ne le trouvera que dans l'Opéra allemand. Avec, là, de très grands moments (Tristan, Meistersinger, Capriccio...). Sorti de Wagner et Strauss, Jordan n'est pas un chef pour le lyrique. À l'évidence, il arrive en répétition avec sa conception de l'oeuvre qu'il va diriger (ce qui est la moindre des choses), mais ne tient aucun compte des désirs d'interprétation des artistes qu'il va côtoyer. Ludovic Tézier, Sonya Yoncheva ou Ildar Abdrazakov en savent plus que lui sur la façon de phraser Verdi, mais qu'importe, il est LE chef. L'entretien que Jonas Kaufmann a donné chez Ruquier, une fois passées les questions stupides des deux incompétents de service, a eu au moins le mérite d'être révélateur. Lorsque l'animateur lui demanda ce qu'il pensait de Philippe Jordan, Kaufmann sembla d'abord gêné, hésita, chercha ses mots avant de répondre avec une anecdote concernant Muti ! Ruquier attend toujours sa réponse, réponse que le ténor donna de façon plus directe sur France Culture il y a quelques jours. Mais il est vrai qu'au moment où cette émission fut diffusée, la série de représentations était quasiment terminée pour lui...Il faudrait bien s'ancrer dans la tête que le talent n'est pas forcément héréditaire, et que tout le monde n'a pas la chance de s'appeler Kleiber. Et c'est cet homme qui, à partir de 2020, dirigera le Wiener Staatsoper...
Ou comment passer à côté de la Légende pour ne rester que dans l'Exceptionnel. Tant pis, grâce à un plateau royal et à un metteur en scène magnifiquement inspiré, je me contenterai d'avoir vécu l'Exceptionnel. Et c'est déjà beaucoup...
© Agathe Poupeney/ONP.
© Franz Muzzano - Octobre 2017. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.