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31 janvier 2018 3 31 /01 /janvier /2018 22:06
Un Ballo in maschera à Bastille - Somnolence et fulgurances.

Piero Pretti, Nina Minasyan. © Émilie Brouchon.

 

Nous savons, depuis 2007, que Gilbert Deflo n'a pas grand chose à nous raconter avec cette oeuvre qui, pourtant, multiplie les situations "théâtrales" et offre quantité de possibilités de "conversations" et de jeu en aparté. La reprise de 2009 n'avait rien proposé de nouveau, et neuf ans plus tard, nous constatons toujours le même vide sidéral que les changements de décors ne parviennent pas à combler. Certes, l'antre d'Ulrica colore un peu l'omniprésent noir et blanc (enfin...surtout noir...) des quatre autres tableaux, et le superbe travail sur la lumière de Joël Hourbeigt allume le bal de quelques feux bien venus. Mais il est alors trop tard. Le génie de Verdi, montrant un Riccardo à la fois suicidaire et faussement désinvolte, passant de la légèreté tragique au désespoir assumé, ou un Renato enchaîné dans son dilemme amitié/jalousie, est ici superbement ignoré au profit d'une vision on ne peut plus basique, voire caricaturale et digne de la célèbre citation de George Bernard Shaw. Et comme, en plus, les seules indications données aux chanteurs semblent être des directives d'entrées à cour, de sorties à jardin ou de simples placements, chacun compose son personnage comme il le peut. Regardant Renato somnoler durant le Morrò, ma prima in grazia d'Amelia, je n'ai pu m'empêcher de penser à ce que Warlikowski lui aurait suggéré. Mais Warlikowski s'est fait huer, pas Gilbert Deflo. Paradoxe d'un certain public préférant la mise en place expédiée à la caractérisation travaillée, et qui justifierait la généralisation des versions de concert.

Renato somnole, donc, et comment lui en vouloir dans la mesure où moi aussi, bien souvent, je me suis senti envahi par une sorte de torpeur, comme si une petite voix insistante me susurrait un lancinant "vos paupières sont lourdes, lourdes...". Max Richter s'invitant chez Verdi, dans la flamboyance du Ballo, voilà qui est pour le moins anachronique. Les chanteurs n'en sont en rien coupables, et ont même beaucoup de mérite à ne pas s'asphyxier dans nombre de leurs interventions. Car le responsable en est Bertrand de Billy. Je ne dis pas le fautif, sa conception étant celle d'un véritable chef de fosse qui écoute son plateau et défend ses options. Il est bien trop musicien pour ne pas avoir longuement étudié l'ouvrage, en avoir perçu toutes les richesses. Mais voilà, comme très souvent avec lui, j'entends un magnifique travail analytique, une remarquable science des couleurs, un équilibre des masses et des plans sonores exemplaire, mais je reste extérieur. Le choix de tempi étirés serait défendable si le phrasé était habité par une flamme, une énergie intérieure que je n'entends pas. Le respect absolu de la partition est une chose, se laisser enfermer dedans en est une autre. Bertrand de Billy serait, et est peut-être déjà, un excellent pédagogue. Mais sans aller jusqu'à dire que sa direction est scolaire, il lui manque, et ce de façon récurrente pour moi, la petite touche de folie, la surprise de l'inattendu qui éclaire différemment tel ou tel passage, voire le pari d'oser donner le sentiment d'improviser quelque chose, à partir du moment où la confiance en l'orchestre est installée. Ce respect est louable tant qu'il ne devient pas carcan, et plus d'une fois j'ai eu l'envie de lui crier "Mais lâche-toi !". Souvenons-nous des représentations de Carmen la saison dernière. L'alternance avec Sagripanti avait été parlante sur ce point-là. Parfaite lecture d'un côté, redécouverte d'une partition, mise en avant d'une multitude de détails, relance perpétuelle pour dessiner un grand arc sans la moindre discontinuité de l'autre. Et, dans les deux cas, chanteurs parfaitement à leur aise car se sentant écoutés, mais avec Sagripanti, sachant aussi qu'ils pouvaient à tout moment oser la nouveauté, modifier leur façon de phraser, tenter de surprendre leur partenaire, et provoquer ainsi le vrai "théâtre". Car c'est bien cela qu'il manque à Bertrand de Billy, ce sens du drame, dans l'acception première du mot. Verdi est là, comme l'était Bizet, mais il  est "lu", il n'est pas  "vécu" par le chef, qui ne peut donc le faire vivre et insuffler à son plateau cet essentiel élan vital. D'où le sentiment d'entendre un rendu très propre, mais malheureusement trop lisse, où seuls les périlleux ensembles clôturant les différents tableaux nous réveillent, pour ne pas dire nous sortent de l'ennui dans lequel nous commencions à nous installer. Mais la conduite des airs ou des duos exige une tout autre flamme. Qui sera indispensable pour le très attendu Otello programmé la saison prochaine...

 

 

 

Un Ballo in maschera à Bastille - Somnolence et fulgurances.

Varduhi Abrahamyan - © Émilie Brouchon.

L'absence de mise en scène et la lenteur des tempi obligent les chanteurs à puiser au fond d'eux-mêmes pour donner corps à ce Ballo. Il faut donc proposer un plateau remarquable, et de ce côté-là, la réussite est presque totale, contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là. Je passe très vite, pour ne pas m'énerver, sur ce qui devient une constante dans nombre de productions proposées par la Grande Boutique : l'impeccable Tom de Thomas Dear nous évite l'absence de chanteurs français dans la distribution, si l'on excepte les quelques phrases du Juge confiées à Vincent Morell. Que l'on ne me dise pas que nous manquons d'artistes capables d'incarner Silvano, Samuel ou même Oscar ! Et, dans une série de représentations où seul le rôle d'Amelia verra se succéder deux cantatrices, n'aurait-il pas été possible de proposer, par exemple, à Jean-François Borras un premier Riccardo parisien ? Non, c'est à Munich, dans un mois, qu'il le chantera...Bon, j'ai dit que je ne m'énervais pas.

D'autant que tout comme Thomas Dear, Marko Mimica en Samuel et surtout Mikhail Timoshenko en Silvano sont tous deux excellents, que ce soit par leur timbre ou leur capacité à se faire entendre sans souci dans l'immensité de la salle. Comme est superbe la composition de Nina Minasyan en Oscar, vive, piquante et donnant un bon coup de fouet à des scènes qui ont tendance à ronronner. J'aurais cependant une réserve la concernant, sa voix ayant aujourd'hui pris une couleur plus charnue, avec un médium très riche qui lui a permis, après sa Lucia de l'an passé, d'être une superbe Gilda à Köln il y a moins d'un mois. Évolution naturelle qui fait que si son page est scéniquement magnifique, il est peut-être vocalement un petit peu moins crédible, tout en restant de très haute volée.

Il s'est trouvé quelques commentateurs pour affirmer que Varduhi Abrahamyan n'avait, en Ulrica, pas "la voix du rôle" (toujours cette expression employée par certains lorsqu'un artiste propose, et réussit, autre chose que ce qu'ils ont l'habitude d'entendre, gênant ainsi leurs certitudes et leur petit confort). Certes, elle n'a pas une trompette à la place du larynx, et ne balance pas des graves à la Dame Clara Butt que, d'après le mot de Sir Thomas Beecham, "on aurait, par beau temps, entendus de l'autre côté du Channel". Et alors ? Une sorcière doit-elle n'effrayer que par son volume, voire par le cri ? Il faut, au contraire, saluer cette parfaite égalité des registres dans un rôle exigeant une longueur de voix terrifiante, la beauté du timbre et du legato, cet art du chant déjà salué dans sa Carmen ou son Olga de la saison dernière. Et, dans un rôle relativement court, sa façon d'aimanter l'attention par une incarnation dramatiquement exceptionnelle. Si ce tableau est l'un des seuls qui soit réellement "mis en scène", c'est peut-être à elle qu'on le doit. Carrière sans faute qui n'en est encore qu'à ses débuts, et annonce des possibilités de prises de rôles alléchantes. Je regrette d'autant plus qu'une saleté de virus l'ait empêchée de chanter Mrs Quickly à l'automne dernier aux côtés de Bryn Terfel et d'Aleksandra Kurzak, ce qui lui aurait permis de montrer toute l'étendue de sa palette de chanteuse-actrice.

Ma déception est venue de la prestation de Simone Piazzola, dont j'attendais beaucoup après ne l'avoir entendu qu'en retransmission. La voix m'est apparue terne, voilée, sans harmoniques, souvent couverte par l'orchestre (et pourtant, Bertrand de Billy est très attentif à ce genre de problème). Quasiment inexistant dans les ensembles, il n'a pu offrir qu'un Eri tu sans contraste, malgré d'évidents efforts pour soigner sa ligne de chant. Semblant parfois un peu perdu sur la scène, j'ai le sentiment qu'il avait parfaitement conscience que son instrument ne lui obéissait pas, conséquence probable d'un souci physique car je suis convaincu qu'il vaut bien mieux que ce Renato qu'il faudra très vite oublier, en espérant qu'il sera rétabli pour donner le meilleur de lui-même dans ce rôle fin février à Munich, justement aux côtés de Jean-François Borras.

 

Un Ballo in maschera à Bastille - Somnolence et fulgurances.

Sondra Radvanovsky, Piero Pretti - © Émilie Brouchon.

Riccardo est un rôle très exigeant, de par sa longueur et la grande variété d'intentions qu'il demande. N'omettant aucun des écarts de tessiture meurtriers que Verdi impose, Piero Pretti me confirme tout le bien que je pensais de lui. Pourtant peu aidé par la lenteur des tempi, il enchaîne les airs sans la moindre difficulté, avec une voix magnifiquement projetée placée très haut, un timbre qui, sans être exceptionnel, est d'une clarté toute italienne, ce qui pourrait sembler logique mais ne l'est pas forcément pour tous ses collègues transalpins, et un aigu tout de vaillante franchise. Retenu par le chef dans La rivedrà nell'estasi ou Di' tu se fedele, il peut enfin se lâcher dans un superbe Ma se m'è forza perderti où il est plus "aux commandes", phrasant et surtout nuançant avec une grande musicalité. Certes, son jeu est quelque peu monolithique, on ne voit pas réellement les sautes d'humeur du Comte de Warwick, ce mélange de tragique et d'insouciance qui le caractérise. Pour cela, il faudrait peut-être qu'un metteur en scène ne se contente pas d'avoir de bonnes idées sur le papier, mais qu'il les rende "visibles" et soutienne les artistes qu'il est supposé diriger.

Sondra Radvanovsky n'a pas ce genre de problème. Elle n'a qu'à paraître pour exister, et sa voix seule est théâtre. Toute classification vocale la concernant serait stupide, tant elle est chez elle, "installée" sur tout le spectre. Ou alors, il faudrait considérer qu'elle possède la voix dont Verdi rêvait. Comment chantait Eugenia Julienne-Déjean, la créatrice du rôle ? Nous n'en savons rien, mais nous savons comment chante Sondra Radvanovsky. Une puissance insolente tout en donnant le sentiment de toujours vouloir chanter piano, un grave gigantesque, un médium d'une richesse infinie et des aigus dont elle fait ce qu'elle veut, déclenchant la foudre sans jamais forcer ou distillant des sons filés pianissimo interminables, alors que l'on penserait que ses réserves d'air sont épuisées. Oui, cette voix n'est pas "belle", au sens "caballéen" du terme. Elle a sa raucité, ses attaques parfois dures, ses passages pas toujours limpides. Mais elle ne chante pas pour faire du beau son, elle chante pour incarner, et sa technique est d'une solidité telle qu'elle peut se permettre toutes les prises de risques. Il faut à Piero Pretti beaucoup de santé pour simplement exister à ses côtés, et il y parvient, quand le malheureux Simone Piazzola disparaît. Et lorsqu'elle ouvre le deuxième acte avec un Ecco l’orrido campo chanté ainsi, les murs et le toit de Bastille apparaissent fragiles. Pourtant, lors de la représentation du 28 janvier, j'ai cru distinguer une légère fatigue vocale, en particulier dans les changements de registres (tous les artistes ne sont pas forcément à l'aise en matinée...), qui a fait que le Morrò, ma prima in grazia m'a paru seulement magnifique à défaut d'être sublime. Mais restaient ces pianissimi venus d'ailleurs (comment fait-elle pour les tenir ainsi, qui plus est diminuendo, alors qu'on la pense à bout de souffle ?), et cette couleur de cuivre rouge, ce legato parfait...ce chant, tout simplement, qui orne de sa fulgurance, avec celui de ses partenaires, un emballage ordinaire et routinier.

Anja Harteros, si tout va bien, chantera les trois dernières représentations, et la comparaison (tout sauf hiérarchique) sera passionnante tant les deux cantatrices sont différentes. En espérant que Bertrand de Billy décide de se faire plaisir, et il le mérite, et que Simone Piazzola retrouve tous ses moyens, le reste de l'équipe sera au diapason pour tenter de nous faire oublier un cadre inepte. Puisse cette production être la dernière donnée dans cette "mise en scène", et puisse un nouveau Ballo nous être proposé. Il n'y aurait pas à chercher très loin...À Munich, par exemple, où Johannes Erath offrit il y a moins de deux ans une vision passionnante. Quitte à provoquer la polémique, toujours préférable à l'indifférence.

 

© Franz Muzzano - Janvier 2018. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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29 octobre 2017 7 29 /10 /octobre /2017 02:11
Don Carlos à Bastille - Un homme ose saper l'édifice divin.

Jonas Kaufmann (Acte IV, 2nd tableau). © Agathe Poupeney/ONP.

 

Aujourd'hui, en un temps où beaucoup de mots sont détournés de leur sens originel quand il ne l'ont pas tout simplement perdu, parler "d'événement" relève souvent de la figure de style, en bonne place dans le cahier des charges recensant les impératives formules du langage journalistique. L'aspect "unique", l'originalité, la sensation de vivre l'inoubliable importent peu quand ce terme est associé à un "classico" footballistique, une finale de télé-réalité ou un entretien politique duquel il ne ressort que du convenu. Sitôt vus, sitôt balayés par le tourbillon de la surinformation/désinformation fidèle à l'auto-contradictoire théologie relativiste, ces "événements"-là ne conservent que leur caractère par essence éphémère, vite engloutis par l'effacement mémoriel. Mais il arrive parfois que l'emploi d'un tel vocable ne soit en rien excessif.

Cette production de Don Carlos peut en effet être considérée comme un "événement" pour au  moins trois raisons. La principale est de loin le choix d'offrir la version originale composée par Verdi pour Paris en 1866, en y incluant les passages coupés par le compositeur lui-même avant la répétition générale du 24 février 1867. Si l'on excepte l'omission du ballet (que Verdi écrivit après la livraison de sa partition, signe d'une contrainte aux codes du "Grand Opéra"), on ne peut envisager représentations plus "complètes" (la légendaire série dirigée par Antonio Pappano au Châtelet en 1996 comprenait quelques coupures). Ensuite, le fait d'afficher cinq artistes parmi les plus en vue du moment, chacun effectuant, au moins dans cette version, une prise de rôle, place pour quelques jours Paris au centre du paysage lyrique international. Et enfin, il eut été aisé de ne miser que sur les voix et de se contenter d'une mise en scène se limitant à une mise en situation, sans prendre de risque. Bien au contraire, confier cette responsabilité à Krzysztof Warlikowski garantissait une véritable vision personnelle de l'ouvrage, avec tout ce que cela comporte de polémiques avant, pendant et après les représentations tant le travail du metteur en scène polonais peut susciter de clivages entre ceux qui l'apprécient et ceux qui le détestent, parfois même sans rien n'avoir lu d'autre qu'une simple critique d'une de ses productions. Alors oui, "événement", pour ce qui restera comme l'une des créations les plus marquantes depuis l'ouverture de Bastille, et qui aurait même pu être pour moi LA plus exceptionnelle si un paramètre essentiel n'avait pas fortement tempéré mon enthousiasme.

Je ne suis pas un inconditionnel des "versions originales", et encore moins un ayatollah de l'illusoire "authenticité". Presque tous les opéras ont été modifiés, corrigés, révisés voire amputés par les compositeurs eux-mêmes après leur création, et ne jurer que par le manuscrit autographe transforme le musicien en archiviste. Nombreuses sont les oeuvres relevant du style "Grand Opéra" qui ne souffrent guère de quelques coupures, ou d'omissions de redites inutiles. Mais Don Carlos n'entre pas dans cette catégorie, Verdi ayant pensé, travaillé, réalisé chaque scène, chaque dialogue, chaque mesure même en sachant très exactement ce qu'il voulait donner au Théâtre Impérial, surtout suite aux échecs relatifs de Jérusalem, des Vêpres Siciliennes ou de la version révisée de Macbeth. Don Carlos sera sa dernière expérience avec la Grande Boutique, les nombreux remaniements, élisions, adaptations ou modifications de sa partition lui ayant été imposées par la direction de la  Maison, la mauvaise volonté générale et la médiocre qualité des artistes l'ayant vacciné. Ainsi, il écrira à Camille du Locle, en 1869, une lettre qui ne laisse planer aucun doute quant à son opinion sur l'accueil parisien : Dans vos théâtres lyriques, il y a trop de savants. Chacun veut juger d'après les normes de sa propre connaissance, selon son goût et, ce qui est pire, selon un système, sans tenir compte du caractère et de l'individualité de l'auteur. Chacun veut oser un pari, veut émettre un doute, et l'auteur qui vit pendant longtemps dans cette atmosphère de doute ne peut pas, à long terme, ne pas être secoué dans ses convictions, et finir par corriger, par ajuster et mieux encore, par détruire son oeuvre : de cette façon, à la fin, on a sous la main non pas une oeuvre d'un seul jet mais une mosaïque, encore belle, si vous voulez, mais toujours mosaïque. Je m'opposerai à ce qu'à l'Opéra il existe une série de chefs-d'oeuvre faits de cette manière. Ce sont encore des chefs-d'oeuvre, tant que vous voulez, mais qu'il me soit permis de dire qu'ils seraient bien plus parfaits si l'on ne sentait pas de passage en passage la pièce et le rapiècement. Il convient que les artistes ne chantent pas à leur façon, mais à la mienne, que les masses "qui ont encore beaucoup de capacité à Paris" montrent autant de bonne volonté, enfin, que tout dépende de moi, qu'une seule volonté domine tout, la mienne. Cela paraît un peu tyrannique !...C'est indéniablement vrai. Mais si l'oeuvre est d'un seul jet, l'Idée est Une et tout doit concourir à former ce UN. Vous allez sûrement me dire que personne ne m'empêche d'obtenir tout cela à Paris. Non. En Italie c'est possible, même moi je le peux toujours, mais en France, non. Au foyer de l'Opéra, après quatre accords on murmure partout "oh, ce n'est pas bon...c'est commun...ce n'est pas de bon goût...ça n'ira pas à Paris...". Que signifient donc ces pauvres paroles, commun...de bon goût...à Paris ? Si elles convenaient davantage à une oeuvre d'art, elles devraient être universelles !. Et il poursuivra par ces sentences définitives : La conclusion de tout cela est que je ne suis pas un compositeur pour Paris. Je ne sais pas si j'en ai le talent, mais je sais que mes idées en matière d'art sont bien différentes des vôtres. Je crois à l'inspiration, vous autres à la facture. J'admets votre critère pour discuter mais je veux l'enthousiasme qui vous manque pour écouter et pour juger. Je veux l'Art, quelle qu'en soit la manifestation, pas l'amusement, l'artifice et le système que vous lui préférez. Ai-je raison ? Ai-je tort ? Qu'importe j'ai raison de dire que mes idées sont bien différentes des vôtres. J'ajoute à cela que ma colonne vertébrale n'est plus suffisamment souple pour que je cède et que je renie ces convictions qui sont enracinées si profondément en moi. Je serais également désolé de vous écrire un opéra que vous devriez ranger dans un tiroir au bout de douze représentations, mon cher du Locle. C'est ce qu'a fait Perrin avec Don Carlos...

Rigidité du cadre, ego des cantatrices, faiblesse du ténor supposé assurer le rôle-titre, les "retouches" et autres coupures étaient inévitables pour que soit assuré le contrat de la création parisienne. Mais, sans imaginer que son tableau du foyer de l'Opéra pourrait être repris à l'identique cent-cinquante ans plus tard, quand les "spécialistes" s'étripent sur les distributions ou les choix de mise en scène dès le premier entracte en bons gardiens de "l'authenticité stylistique", il ne pouvait que réagir ainsi et mettre fin à sa collaboration avec la Grande Boutique. Il venait pourtant de composer ce qui reste aujourd'hui l'ouvrage le plus abouti, le plus parfait même du style "Grand Opéra". Car si, dans les opéras de Meyerbeer qui faisaient référence alors, on trouvera toujours matière à coupures pour cause de redondances ou d'anachronismes, Don Carlos ne comporte pas une scène, pas une phrase, pas une mesure, pas même une note de trop. Et cette "intégrale" le démontre, donnant à l'oeuvre une force que les versions tronquées ne peuvent que suggérer. Il ne s'agit pas pour moi d'affirmer qu'il faut les oublier et ne plus les monter, au contraire. La version italienne en quatre actes restera, elle aussi, une merveille...à la condition de bien avoir en tête qu'il s'agit d'un ouvrage différent, voire complémentaire. L'urgence de l'action et le choc des passions y seront simplement plus immédiats, car plus "ramassés". Mais si j'ai parlé "d'événement", il se trouve dans les éclairages que donnent la totalité des affrontements entre Philippe et Rodrigue, dans le duo entre Élisabeth et  Eboli amenant le Ô don fatal et détesté, dans le finale du IV, entre autres passages rétablis. On ne peut mesurer combien Don Carlos est un opéra des multiples  solitudes, plus encore qu'un opéra politique ou simplement un drame amoureux, qu'avec devant nous tout ce que Verdi a initialement voulu nous montrer.

Don Carlos à Bastille - Un homme ose saper l'édifice divin.

Ludovic Tézier, Ildar Abdrazakov, ElĪna Garanča (Acte IV, 1er tableau).

© Agathe Poupeney/ONP.

Krzysztof Warlikowski n'a pas réellement cherché à développer un concept, à pointer la lutte des pouvoirs politiques et religieux, à faire passer un message. Il était attendu, on guettait le scandale, le détournement, l'appropriation intellectuelle frisant l'onanisme. Certains rêvaient d'un affrontement entre les amoureux d'une reconstitution historique avec fraises à foison et les partisans d'une vision décapante avec députés flamands en pyjamas rayés ou suivantes d'Élisabeth s'effeuillant dans un tableau de pole dance. Problème : Warlikowski n'est pas Tcherniakov, il aime les oeuvres qu'il monte. Et, surtout, il les étudie au point d'en connaître à peu près tout ce qu'il est humainement possible d'ingérer. Sa mise en scène ne satisfaisant aucun des deux camps, il eut droit à la traditionnelle bronca programmée aux saluts, sport  national à Bastille. On a parlé de "vide", de vacuité, de manque de vision et même de direction d'acteurs conventionnelle. Il est vrai que son travail ne se comprend réellement qu'à partir du monologue de Philippe, après deux entractes. Mais à ce moment-là, tout ce qui précède devient lumineux. Et il est vrai aussi que partant de ce constat, son propos ne peut s'apprécier qu'en ayant la possibilité d'assister à plusieurs soirées (et de regarder la retransmission cinématographique ou télévisée), comme c'est le  cas avec à peu près toutes les mises en scène actuelles (qui peut honnêtement dire qu'il a TOUT vu du merveilleux travail d'Hermanis sur les correspondances entre chanteurs et tableaux du musée de son Trovatore salzbourgeois en une seule représentation ?). Et il est tout aussi vrai que son souci des plus petits détails est souvent difficilement perceptible en salle (à l'image d'Élisabeth buvant une fiole de poison au dernier acte...Comment comprendre son agonie et sa mort si l'on n'a pas vu ce geste ?). Une fois admis que beaucoup de productions montées par les grands théâtres sont aussi, et parfois surtout, conçues pour le DVD qui s'ensuivra, il nous faut regarder la proposition warlikowskienne pour ce qu'elle est : une merveille d'intelligence théâtrale fondée sur un prodigieux travail des caractères de chaque protagoniste, et des rapports qui en résultent. S'étant usé les yeux sur le livret, ayant cherché au plus profond des sources, qu'elles soient historiques ou revues par Saint-Réal ou Schiller, Warlikowski a su rendre évidente l'essence-même de ce qu'est Don Carlos. Non pas une grande fresque historique ou politique, mais un "opéra des solitudes", dans lequel cinq personnages sont confrontés à leurs propres fêlures, à leurs propres démons, à l'impossible compréhension de "l'autre". Nous sommes dans le "tragique" au sens philosophique du mot, dans l'inéluctable, qui dépasse de très loin les notions de possibles pessimisme ou optimisme, et encore plus de manichéisme. Il y a quelque chose de nietzschéen dans ce regard désespéré sur "l'humain", bien souvent trop humain pour envisager une seule seconde le "surhomme". Dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche écrit : Il y a une innocence dans le mensonge qui est signe de bonne foi. Tous mentent, ou plutôt se mentent, pour tenter désespérément d'échapper à cette solitude qui les étouffe comme un carcan. Philippe est seul, dans un costume trop grand pour lui, roi bien entendu, mais par naissance, en aucun cas "souverain". Il lui faudrait pour cela une stature, une certitude qu'il est admiré, alors qu'il sait qu'il n'est même pas admirable pour une reine qui ne l'aime pas. Le manteau royal qu'il évoque n'est qu'une parure pour un homme qui a rêvé d'Amour bien plus que de puissance : Si la Royauté nous donnait le pouvoir de lire au fond des coeurs où Dieu seul peut tout voir ! Le sommeil, le doux sommeil, pourrait le soulager, mais il le fuit et il ne peut qu'attendre celui, définitif, qui mettra fin, "sous les voûtes de pierre", à ce qu'il ne vit plus que comme une mascarade. Quelques femmes de passage et beaucoup de flacons d'alcool ne sont que pansements sur sa blessure mortelle.

Élisabeth est seule, cachant parfois un regard perdu derrière des lunettes noires. Troisième épouse, du fait de la raison d'État parafée lors du traité de Cateau-Cambrésis, de Philippe, elle est de dix-huit ans sa cadette, et lui n'a que trente-deux ans. Tout sauf un vieillard, donc, et ce ne peut être l'âge qui explique ses fameux cheveux blancs. Et l'on a vu dans l'Histoire des reines très amoureuses d'un époux nettement plus âgé. Mais pour Élisabeth, ce mariage à distance (elle ne rencontra Philippe que six mois plus tard) marqua un double deuil. Deuil de ses rêves d'union avec Carlos qui a alors, comme elle, quatorze ans. Et deuil de son père Henri II, qui mourut lors d'un tournoi se déroulant durant les festivités qui ponctuèrent les cérémonies. Ces fameuses lunettes noires lui masquent la réalité de son présent, lui permettant de revivre un peu de son bonheur éphémère effleuré lors du premier acte, quand à Fontainebleau son cheval blanc s'était pour un instant paré du sourire de l'infant, avant de se figer à jamais. Tout autant seule est Eboli, son antithèse absolue. Haute figure de l'aristocratie, Ana de Mendoza y de la Cerda fut mariée encore plus jeune, à l'âge de douze ans. Sans charger le trait par trop de détails, Warlikowski montre bien à quel point elle fut un paradoxe vivant sous des atours de corps et de vertugadin, costume que très justement il ne lui impose pas. Créant des couvents mais voulant les contrôler, avant d'y entrer tout en continuant à mener sa vie d'aristocrate, donnant pas moins de dix enfants à son époux et faisant  beaucoup d'heureux à la cour d'Espagne, elle drague ouvertement Rodrigue tout en soulageant la misère sexuelle de Philippe, sans pour autant se priver de relations saphiques. Femme libérée dans une société d'inquisiteurs ? Non, femme profondément seule, dont le véritable amour est probablement Carlos, et elle le sait impossible. Femme prête à tout risquer, en bonne escrimeuse qu'elle fut dès l'enfance, même si elle y laissa son oeil droit (Warlikowski n'en fait pas pour autant une borgne, mais plutôt un personnage regardant les situations au travers du masque de protection d'une fleurettiste, comme pour voiler les réalités qu'elle refuse). Et femme passant de la trahison à l'aveu lors du sublime duo précédant son Ô don fatal et détesté. Femme qui aurait tout, donc, pour profiter de son statut et qui est peut-être pourtant le personnage le plus déchirant dessiné par le metteur en scène, de par sa totale inaptitude au bonheur. Il n'est d'ailleurs pas anodin que Warlikowski l'habille de la robe et des gants de Rita Hayworth dans Gilda. L'actrice mythique rêvait qu'on l'aime, alors qu'on ne faisait que l'admirer, et Orson Welles dira d'elle : "Toute la vie de Rita n'est que douleur"...comme il aurait pu le dire d'Eboli.

Que dire de Rodrigue, sinon que lui aussi est bien seul, mais il semble l'être par choix. Cette version originale égratigne beaucoup l'image d'un Posa désintéressé, ne se souciant que de la liberté d'un peuple opprimé. Au contraire, il semble jouer avec Carlos, qui est tout ce qu'il n'est pas. Pourquoi veut-il à ce point qu'il parte combattre en Flandre, alors qu'il le sait inapte à conduire une armée ? Simplement, peut-être, parce qu'il est incapable de le faire lui-même. Certes, il est allé "sur le terrain", mais ce qu'il raconte à Philippe est un propos d'observateur, pas de belligérant. Rodrigue parle bien, charme les dames et, alors qu'il ne s'y attend probablement pas, séduit le roi par son discours. Aujourd'hui, il serait un chantre du droit d'ingérence, prêt à envoyer au feu des gamins à peine sortis de l'adolescence mais à rester aux Deux Magots pour rédiger des tribunes enflammées, entre deux plateaux de télévision où il tiendrait le rôle du consultant spécialiste. Son amitié avec Carlos est très ambiguë (et en aucun cas signe d'une homosexualité, réelle ou refoulée, comme on a coutume de le lire. Oui, le livret est truffé de formules "directes", mais ces "Mon Carlos", "Mon Rodrigue", "Non Carlos, ton Rodrigue t'aime" ou encore "Nos coeurs étaient liés par d'éternels serments" ne sont rien d'autre que des propos de chevalerie, comme on en trouvera dans la bouche de Marke lors de son monologue du deuxième acte de Tristan). Carlos et Rodrigue ont vécu une franche amitié réciproque dans le passé, oui, mais au moment du drame que nous chante Verdi, l'attitude de Posa est beaucoup moins gratuite. En poussant l'infant à la rébellion, il sait qu'il s'adresse à un être incapable du moindre calcul, il veut qu'il soit son arme. Non par machiavélisme, mais parce que lui-même souffre de son impuissance à aller au bout de ses propres convictions. Et cette souffrance est telle que, plutôt que de subir le déshonneur de la désertion, il provoque sa propre mort, sachant que le peuple se rebellera et que sa cause pourra ainsi être victorieuse. Mais il oublie le poids de l'inquisition...Il suffit de regarder les attitudes de chacun lors de leurs duos pour comprendre que quand Carlos est dans la véritable affection, Rodrigue reste sur la retenue. Ou de constater sa très longue hésitation avant de désarmer l'infant qui menace Philippe de son épée. Il ne sauve pas Carlos, il ne l'empêche pas de commettre l'irréparable, il ne sauve même pas le roi, son geste eut été alors instantané. Il sait que l'arme ne sera pas tournée contre lui, et que Philippe lui prouvera sa gratitude. Un moment d'illusion supplémentaire pour celui qui, se retrouvant seul au soir de la fête, sera confronté à sa propre image, et à l'immense vide qu'elle lui renverra. Warlikowski va même jusqu'à mettre en scène cette "honte de soi" dans le second tableau de l'acte IV, en ne respectant pas les didascalies ("Lui donnant la main", "Il tombe dans les bras de Don Carlos éperdu", "Don Carlos tombe désespéré sur son corps"). Bien entendu, la grille du cachot empêcherait tout contact mais qu'importe, Rodrigue reste à distance alors que Carlos s'acharne à vouloir le rejoindre. Sincère dans son propos, Posa ne peut plus jouer l'amitié fraternelle "vraie", voulant mourir comme il a vécu, en solitaire impuissant à conjuguer paroles et actes.

Enfin, Carlos, qui lui est simplement seul "de naissance". Comment pourrait-il en être autrement, avec un tel handicap dû en grande partie au fait qu'il est le fruit d'une consanguinité digne d'un cas d'école. Avec seulement quatre arrière-grands-parents au lieu du maximum de huit, une grand-mère maternelle et un grand-père paternel frère et sœur, de  même qu'un grand-père maternel et une grand-mère paternelle, ne subir aucun trouble aurait tenu du miracle. Si l'on ajoute qu'il n'a jamais connu sa mère, morte quatre jours après sa naissance, on peut même se demander comment il peut, en subissant un tel passif, encore tenir un discours cohérent. Et pourtant, si l'on excepte la "victime" Élisabeth, il est le seul à ne pas tricher, surtout avec lui-même. Insensible aux avances d'Eboli, persuadé qu'il aurait la capacité de régner, toujours et plus que jamais épris de celle qui est devenue la femme de son père et que Rodrigue continue à nommer "sa mère", il ne craint pas l'opposition frontale à Philippe en prenant la tête des rebelles flamands. Perturbé, violent, imprévisible, certainement. Mais surtout idéaliste, et en aucun cas fou. Face à lui, la femme qui l'aime et qu'il aime, mais qui a conscience de son rang et de son devoir de reine, et un père se sachant faible et ne voulant surtout pas laisser le trône à un fils qu'il voit comme pire que lui, alors qu'il n'est que fragile. Il n'a que Rodrigue comme allié, du moins le croit-il. Comment un tel homme, guidé par la pureté des sentiments et des actes, pourrait-il survivre dans ce monde de mensonges, de petits arrangements et de calculs ? L'acte V pourrait faire taire ses démons, le voyant partir pour la Flandre. Un peuple agonisant qui vers moi s'adresse comme à son Dieu sauveur, au jour de détresse à lui j'accours, heureux si, quel que soit mon sort, vous chantez mon triomphe ou pleurez sur ma mort ! En s'éloignant d'Élisabeth sans jamais l'oublier, pour mieux la retrouver dans l'au-delà. Désir du sacrifice digne d'autres amants célèbres, mais nous sommes dans le "tragique" dans ce qu'il a de plus inéluctable. Philippe et l'Inquisiteur arrivent au cloître de Saint-Just, l'apaisement n'avait pas sa place dans ce drame d'une absolue noirceur.

Warlikowski va donc au bout du "tragique", usant de toute sa science du théâtre pour nous montrer un monde perdu. Un monde fait d'une addition de solitudes, dans lequel seuls les députés flamands, dans leur courte intervention, apportent une touche d'altruisme (et l'un des seuls écarts concédés au livret, les six hommes se tenant bien droits sur l'escalier, presque comme défiant Philippe, alors que ce dernier vient de demander Qui sont ces gens courbés à mes genoux ?). L'acte de Fontainebleau prend une tout autre dimension quand il est vu comme une réminiscence, avec ce tulle où viennent danser des taches noires évoquant une pellicule de vieux films, procédé que le metteur en scène reprendra sans en abuser. Comment un prétendu "grand quotidien" a-t-il pu parler de direction d'acteurs conventionnelle ? La coupable de cette aberration n'a pu que suivre l'ouvrage en fermant les yeux, ou alors elle nous démontre son incompétence. Ne pas apprécier le travail du metteur en scène est une chose, écrire une telle ineptie en est une autre. Chaque geste, chaque regard, chaque placement sont étudiés, travaillés jusqu'à en devenir naturels et éclairer cette conception. Les regards en coin de Rodrigue, les sous-entendus d'Eboli, le faux détachement d'Élisabeth, les postures de Philippe pour "faire roi", par exemple son jeu lorsqu'il enlève sa veste (Philippe) ou la remet (le roi, l'étiquette), tout a sa raison d'être, toujours en accord avec le livret, pour peu que l'on sache le lire au-delà des simples mots. Et le suicide d'Élisabeth n'est pas un contre-sens, encore moins une trahison. La véritable reine mourra moins de trois mois après Carlos...

Et au grand soin apporté aux costumes, non dans leur magnificence mais dans leur totale adéquation au jeu des personnages, s'ajoute le choix d'un décor minimaliste que  beaucoup ont jugé inepte, en ignorant les multiples références picturales ou cinématographiques, toutes judicieusement choisies. Warlikowski aurait donc autant travaillé sur le bijou sans penser à son écrin ? J'ose une interprétation...Les spectateurs s'installent alors que le rideau est ouvert, faisant apparaître une scène nue, meublée d'un simple bureau sur lequel trône le buste de Charles Quint, et où un cheval blanc figé semble perdu. Mais, surtout, dans l'attente du "noir", on est frappé par ce cadre de scène glacial, par la dureté de ces angles. Tout l'ouvrage sera ainsi marqué par la nudité des parois, la froideur du plateau, l'omniprésence des angles, à l'exception notable des scènes du couronnement et de l'autodafé (respectivement données devant un tulle, montrant l'infinie tristesse du couple royal contrastant avec la liesse populaire à l'arrière-plan, et dans un amphithéâtre resserré, donnant une sensation d'écrasement). Très exactement comme si ce décor était un prolongement de la salle de Bastille, comme si le public regardait sur la scène le lieu où il est assis. Simplement parce qu'en nous proposant ce drame des  solitudes, des mensonges, des trahisons, des pouvoirs, Warlikowski nous invite à réfléchir aux nôtres par une espèce "d'effet miroir", en négligeant le superflu. Comme s'il avait médité la réflexion de Chesterton, dans L'Homme éternel : Le guéridon est aussi rond que le miroir et l'armoire est plus grande. Il reste que le miroir est le seul meuble de la pièce qui puisse contenir tous les autres. Les projections vidéos, montrant les visages des protagonistes ou un monstre cannibale (peut-être inspiré du Saturne dévorant un de ses fils de Goya) sont pour une fois remarquables, venant cueillir le spectateur au fond des tripes. Et la toute fin de l'oeuvre devient alors une évidence.  Carlos n'est pas emmené dans le tombeau de Charles Quint mais reste sur scène, dos au public, un pistolet sur la tempe. Aucune détonation ne retentit  ni avant, ni pendant, ni après l'accord final. Fin ouverte qui nous dit : "Que ferions-nous, nous qui pourrions un jour être des Carlos ?". Et fin ouverte qui  nous laisse longtemps le sentiment d'avoir été actif en contemplant un spectacle visuellement exceptionnel.

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Don Carlos à Bastille - Un homme ose saper l'édifice divin.

Sonya Yoncheva, Jonas Kaufmann (Acte II, 2nd tableau).

© Agathe Poupeney/ONP.

 

Une telle ambition, un tel travail sur les plus petits détails de cette conception de l'oeuvre imposaient un plateau d'exception, exigeant des artistes un investissement total et de "longue durée". Surtout pour un ouvrage qu'aucun d'entre eux n'avait chanté dans cette version, ni même, à une exception près, dans cette langue. Et "l'événement", sur ce plan-là, est bien au rendez-vous.

Don Carlos sans un choeur de très haut niveau n'est pas envisageable. Encore une fois, les troupes  menées par José Luis Basso se surpassent. Couleurs, équilibre, nuances, chaque intervention du peuple ou des moines se transforme en arrivée d'un personnage supplémentaire. Si je devais apporter une réserve, elle porterait sur le texte du choeur d'ouverture, difficilement compréhensible, mais elle serait minime. Chaque petit rôle est très bien tenu, à l'exception peut-être d'une "Voix d'en-haut" un peu criarde et trémulante. On reparlera du superbe Moine de Krzysztof Baczyk, et le Thibault d'Ève-Maud Hubeaux n'est en rien une surprise. Ce qui n'en est malheureusement pas une non plus est de voir Julien Dran relégué à l'épisodique Comte de Lerme. Certes, il n'aurait pu tenir aucun autre rôle dans cette oeuvre, mais la perfection de ses quelques phrases m'oblige à répéter ce que j'avais écrit après avoir entendu son Tebaldo des Capuleti à Marseille, à savoir qu'il est simplement scandaleux qu'une maison subventionnée comme peut l'être l'ONP ne lui propose pas une plus grande visibilité en lui offrant un rôle de premier plan.

J'ai entendu Inquisiteur plus caverneux que Dmitry Belosselskiy, mais ce qualificatif n'est en rien une obligation pour incarner l'aspect terrifiant du personnage. La voix a le grain adéquat pour contraster avec celle de Philippe, et la tessiture ne lui pose aucun problème. Avec lui, nous savons immédiatement où se trouve le pouvoir, sans qu'il ait à forcer le trait. Son influence sur le roi est encore décuplée par la superbe idée de Warlikowski, qui les fait dialoguer dos à dos, sans qu'à un seul moment ils n'échangent un regard. Placé derrière Philippe, il impose sa domination par sa seule posture, comme l'Église l'impose au trône dans ce qui est peut-être le seul passage "politique" de cette mise en scène.

Le Philippe d'Ildar Abdrazakov est, dans cette optique, absolument somptueux. Certes, il pèche un peu dans l'extrême grave, mais l'on sait depuis longtemps qu'il n'est pas une basse à la Talvela, ni même à la Salminen. Le problème ne se pose d'ailleurs pas vraiment dans la mesure où, quand il se trouve dans ce registre, le roi est dans la confidence, la réflexion, l'introspection au-dessus d'un orchestre quasi silencieux. Mais la ligne de chant, le timbre, la caractérisation vocale de chaque passage montrent dès son entrée à quel point il incarne ce souverain fragile, hésitant, influençable et, surtout, malheureux. On entend parfaitement les moments où il est Philippe (un Elle ne m'aime pas sublime de larmes retenues, porté par un legato d'école) et ceux où il cherche à se persuader que, malgré sa solitude, il est un roi. Que l'on écoute son duo avec Rodrigue, et la façon dont il fait évoluer son chant entre Restez ! et Quel langage nouveau ! Commençant dans un ton de commandement que le pouvoir qu'il pense détenir lui fait prendre, il est tellement retourné par Posa qu'il en devient presque son vassal, au point que l'on pourrait se demander qui, vocalement et à cet instant, commande à la cour d'Espagne. Je veux mettre  mon coeur en tes loyales mains sonne alors comme une allégeance, et Le marquis de Posa peut entrer désormais auprès de ma personne à toute heure, au palais ! semble presque inutile tant Rodrigue s'est imposé en touchant son point faible. À ce moment, ils sont égaux et là encore, Warlikowski le montre bien en omettant la didascalie "Rodrigue s'agenouille devant le roi, et lui baise la main" pour ne conserver qu'une simple et solide poignée de mains que l'on peut voir comme un contrat. Quant à son jeu, il est à l'unisson dans cette dualité, fait d'hésitations, de gestes interrompus, toujours marqué par une profonde tristesse. Magistral.

On sait que Ludovic Tézier n'a pas toujours su quoi faire sur une scène, comme gêné par son corps. Depuis quelques années, en fait depuis qu'il partage régulièrement l'affiche avec Jonas Kaufmann qui, lui, est un acteur-né, il a énormément progressé sur ce plan-là. Superbement dirigé, il est époustouflant en en faisant pourtant très peu. Un jeu minimaliste mais construit sur les regards, souvent en biais (marque de son impuissance à "agir"), les postures, les apartés, le travail sur la présence quand il ne chante pas (encore une fois, son dilemme et son hésitation avant de désarmer Carlos, gigantesque, tout comme sa façon de ne pas trop s'approcher de la geôle de l'infant, comme pour mettre en scène sa propre mort en faisant de lui un spectateur). Quant au chant, que dire ? Les superlatifs manquent lorsque l'on entend une telle égalité du timbre sur tous les registres, un art du legato qui le place au même niveau que les plus grands barytons du passé, un souffle qui semble inépuisable (la mort !!! un tel contrôle pour un agonisant peut sembler anachronique, mais qu'importe, quelle splendeur...), une capacité à chanter piano en inondant Bastille, une aisance dans l'aigu qui n'est jamais prise en défaut malgré la probable fatigue, une  palette de couleurs toujours adaptée aux situations. Et, bien entendu, une parfaite intelligibilité du texte, encore plus importante dans ce choix d'un Rodrigue ambigu. Oui, que dire d'autre que...sublime ?

Sonya Yoncheva était très attendue pour ses débuts dans le rôle d'Élisabeth ce qui, dans cette version, n'allait pas forcément de soi. Mais elle est une cantatrice qui ose, qui n'hésite pas à se mettre en danger, au prix parfois d'annulations répétées. Si le timbre a quelque peu perdu en fraîcheur, il s'est arrondi, et la voix s'est élargie, lui donnant un medium d'une grande richesse et des graves sonores sans être écrasés. L'aigu est souvent plus ardu, parfois bas et elle peine à donner certains pianissimi indispensables au cantabile de ses deux principaux airs, d'autant que le souffle m'a semblé un peu court à la fin de Toi qui sus le néant...Mais, malgré toutes ces réserves, elle réussit à être une reine fascinante grâce à sa seule interprétation. Jouant sur ses qualités (projection, legato, engagement et timbre sublime jusque dans le haut-medium), elle parvient à faire oublier ces quelques petites failles, en particulier dans les ensembles, et surtout lors des ses deux duos avec Carlos où elle est magnifique. Campant magistralement une reine glacée par peur de s'enflammer, elle explose littéralement quand la passion est trop forte, fendant l'armure de façon bouleversante. Et elle nous laisse sur un dernier acte où sa ligne de chant dans l'ultime duo atteint des sommets. Absolue tragédienne, elle se fond à merveille dans la vision "tragique" de Warlikowski, peut-être comme s'il en avait fait le fil conducteur de son drame. Mais concernant ce rôle, il faudra absolument entendre Hilba Gerzmava, qui la remplaça lors de la Générale, et qui y fut exceptionnelle.

Mais si, le couteau sous la gorge, je ne devais garder qu'un nom de cette prestigieuse distribution, ce serait celui d'ElĪna Garanča. La comédienne, tout d'abord, qui met littéralement le feu au plateau. Je l'ai longtemps pensée trop altière, trop "grande dame", pour incarner des rôles plus "échevelés". Jusqu'à ce que je puisse la voir il y a quelques mois dans la production de Carmen mise en scène par Bieito. Aucun doute n'était permis, elle "était" Carmen. Comme elle "est" Eboli, sublimement et presque comme une évidence. Pourtant, ce que lui demande Warlikowski est presque surhumain. Elle doit être à son aise en meneuse d'une  troupe d'escrimeuse, en princesse altière, en séductrice usant de tous ses charmes, et enfin dans la confession et l'aveu de ses remords sincères. Pour chaque attitude, un costume différent lui est donné, montrant ainsi les multiples facettes "extérieures" du personnage. Extérieures car finalement, il n'y a qu'une Eboli, celle qui en avouant ses fautes tombe enfin le masque, révélant son inaptitude au bonheur. Dans chacune de ces scènes, ElĪna Garanča attire le regard, aimante le spectateur par sa seule présence, sa façon d'occuper l'espace, l'agace par ses oeillades, le cloue à son siège par ses embrasements pour, au final, le bouleverser par ses larmes qui semblent vraiment couler. Une composition exceptionnelle portée par une voix sans limite, et un chant touchant à la perfection. Il faut pouvoir à ce point se rire de la meurtrière Chanson du voile en n'omettant aucun des ornements écrits, s'imposer comme un pilier dans les ensembles et, après un duo déchirant avec Élisabeth, se lancer à corps perdu dans un Ô don fatal et détesté sollicitant toute la longueur de la voix sans le moindre accroc, et avec une projection qui fait trembler les cloisons de Bastille. Oui, il faut le pouvoir et non seulement elle le peut, mais elle le fait comme jamais je n'ai entendu une cantatrice le faire. Où sont situées les limites de cette artiste d'exception ? Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est que cette production a marqué, non seulement une prise de rôle, mais sa toute première incursion chez Verdi, Requiem excepté. Alors, tout est possible...

Et enfin, Jonas Kaufmann, qui avait déjà chanté Carlo mais jamais Carlos. Il l'avoue lui-même, ce rôle est pour lui le plus difficile, le plus exigeant qu'il ait eu à incarner. Et je dois bien constater que cela s'entend. De toute évidence, il a changé quelque chose dans son émission. La voix est mieux projetée et, pour une fois, je n'ai pas eu besoin de tendre l'oreille pour l'entendre. Il use toujours de ses piani détimbrés mais n'en abuse plus, réservant cette "signature" pour le dernier acte, où ils peuvent se justifier. Mais ce changement, qui lui fait un peu moins donner le son "en arrière", a son revers. Certes, il "passe" mieux, mais les aigus n'ont plus du tout la même sécurité. Pour la première fois je l'ai senti à de nombreuses reprises proche de la limite, voire de l'accident et si le rôle ne dépasse pas le si, sa tessiture est tellement tendue, les emportements de Carlos si nombreux la sollicitant très fréquemment qu'il a été contraint, lors des premières représentations, à se montrer prudent et engorger beaucoup de notes. Même s'il s'est amélioré lors des dernières, l'aisance de ses partenaires n'a pu que renforcer chez moi ce sentiment d'inconfort, voire de crainte. D'autant que le timbre m'est apparu très pauvre en harmoniques, conséquence peut-être de cette modification de l'émission (il ne faut surtout pas juger sur la seule retransmission télévisée, à la prise de son calamiteuse, et qui a probablement été un collage de deux soirées différentes...). Mais je lui reconnais un fabuleux métier, qui lui a permis d'aller au bout de chaque soirée sans faillir. Et, bien entendu, une grande intelligence du texte et du phrasé. En revanche, il est le seul à m'avoir semblé en décalage avec la vision de Warlikowski, tout simplement parce que jouant trop la folie et pas suffisamment l'idéalisme. Là où il aurait fallu contenir les accès de fièvre, en tout cas les ravaler, il les exacerbe. Il avait pourtant, dans son jeu, toutes les nuances possibles pour incarner cet infant malaimé, utilisé, méprisé sans tomber dans l'excès, en multipliant les gestes saccadés. J'ai le sentiment qu'il a ajouté à ce que lui demandait le metteur en scène une autre de ses signatures, celle de "déviriliser", presque de féminiser, la plupart des personnages qu'il interprète. Cette option m'était apparue criante avec son Don José d'Orange, son Lohengrin parisien (à la différence de la  production milanaise), et même son Otello londonien, vu seulement en retransmission. Une fois, ce peut être une conception. Mais quand cette option se retrouve dans des oeuvres aussi diverses, avec des metteurs en scène ayant des univers si différents, cela devient un "choix d'acteur" contestable. Carlos veut plus que tout être un homme, et se comporte comme tel, son amitié pour Rodrigue n'étant pas pour moi, du moins dans cette version, ambiguë. Il voudrait même être un roi...et surtout retrouver celle qu'il aime. Élisabeth pourrait-elle chanter à celui qui doit la quitter Oui, voilà l'héroïsme avec ses nobles flammes , l'amour digne de nous, l'amour des grandes âmes. Il fait de l'homme un dieu ! s'il en était autrement ?

Cette ultime réserve faite, qui plus est très relative, tout était donc en place pour que "l'événement", bien réel, soit qualifié d'historique et devienne à ce jour la plus belle production de toute l'Histoire de Bastille. Mais pour cela, il eut fallu qu'existât quelque chose de plus, un paramètre essentiel, un mot que je n'ai pas écrit : l'émotion. Nous quittons la salle emplis d'admiration, nous nous  émerveillons de la splendeur vocale du plateau, nous nous étripons sur la mise en scène et si, comme moi, nous l'avons appréciée, nous tressons des lauriers à Krzysztof Warlikowski pour avoir à ce point tiré de ce chef-d'oeuvre toutes les beautés tragiques. Mais nous ne sommes pas transportés, bouleversés, ou simplement émus. Et il n'y a qu'un seul et unique coupable à cela, il se nomme Philippe Jordan.

Le titre de cette chronique, tiré du livret, peut sembler exagéré. Pour moi il ne l'est pas, tant j'ai le sentiment que Jordan a vécu ces représentations dans un autre monde que celui offert par le plateau. L'orchestre n'y est pour rien, il n'a fait qu'obéir à un chef qui, pour au moins deux représentations, n'a pratiquement jamais regardé la scène. On a beaucoup parlé de cuivres jouant trop fort, de chanteurs couverts par la fosse. C'est vrai, mais finalement de peu d'importance par rapport au reste. Philippe Jordan considère Don Carlos comme un opéra français, point final. En oubliant qu'il est composé par Verdi et que l'on y trouve donc forcément une bonne dose d'italianita. Il ignore le mot rubato et refuse toute agogique, dirigeant comme s'il avait scellé un métronome sur son pupitre. Et le plus grave est que cette rigueur, cet agrippement à la barre de mesure se retrouvent dans les passages où l'émotion devrait jaillir d'elle-même. Que l'on écoute le duo du serment entre Carlos et Rodrigue accompagné comme une fanfare de village. Que l'on constate à quel point il refuse que la requête des députés flamands soit autre chose qu'un discours de  vin d'honneur, alors qu'elle devrait être une prière. Que l'on plaigne la malheureuse Yoncheva (et ce fut encore pire pour Gerzmava), obligée de précipiter le sublime Ô ma  chère compagne. Et, surtout, que l'on admire encore plus ces merveilleux artistes pour avoir réussi à offrir de telles beautés en étant si mal accompagnés. Et puis, que l'on s'interroge sur la raison de ces silences interminables qu'il impose ça et là, comme s'ils allaient ajouter quelque chose au drame alors qu'ils ne sont que vulgaire surlignage. Que l'on recherche le pourquoi de ces accords ressemblant à des  coups de hache au tout début du III, avant le solo de violoncelle (lui, splendide, mais le mérite en revient à l'instrumentiste). Que l'on repère tous les passages où les chanteurs ont été contraints de presser pour ne pas se retrouver en décalage. La liste serait interminable...

Et même s'il a voulu ne voir dans cet ouvrage que de la "musique française", encore faut-il en maîtriser les subtilités. Dans la précédente version de Don Carlos en français donnée à l'ONP, en 1986, le chef se nommait Georges Prêtre. Inutile de dire que toute comparaison serait du plus haut comique. La réalité est plus cruelle. Si l'on regarde les oeuvres dirigées par Philippe Jordan depuis  qu'il est directeur musical de la Grande Boutique, le constat est sans appel. Cinq opéras de Mozart sans saveur aucune. Pour la musique italienne un Triptyque inégal, une Forza et une Aida catastrophiques. Et pour la musique française, une calamiteuse Carmen, un Roi Arthus qu'il affirmait ne pas vouloir wagnérien, alors qu'il fit tout pour qu'il le soit, et une Damnation caricaturale (la Marche hongroise) ou soporifique (Les sylphes ou Les follets). Seul un Pelléas peut être sauvé du naufrage. Le reste, tout le reste, on ne le trouvera que dans l'Opéra allemand. Avec, là, de très grands moments (Tristan, Meistersinger, Capriccio...). Sorti de Wagner et Strauss, Jordan n'est pas un chef pour le lyrique. À l'évidence, il arrive en répétition avec sa conception de l'oeuvre qu'il va diriger (ce qui est la moindre des choses), mais ne tient aucun compte des désirs d'interprétation des artistes qu'il va côtoyer. Ludovic Tézier, Sonya Yoncheva ou Ildar Abdrazakov en savent plus que lui sur la façon de phraser Verdi, mais  qu'importe, il est LE chef. L'entretien que Jonas Kaufmann a donné chez Ruquier, une fois passées les questions stupides des deux incompétents de service, a eu au moins le mérite d'être révélateur. Lorsque l'animateur lui demanda ce qu'il pensait de Philippe Jordan, Kaufmann sembla d'abord gêné, hésita, chercha ses mots avant de répondre avec une anecdote concernant Muti ! Ruquier attend toujours sa réponse, réponse que le ténor donna de façon plus directe sur France Culture il y a quelques jours. Mais il est vrai qu'au moment où cette émission fut diffusée, la série de représentations était quasiment terminée pour lui...Il faudrait bien s'ancrer dans la tête que le talent n'est pas forcément héréditaire, et que tout le monde n'a pas la chance de s'appeler Kleiber. Et c'est cet homme qui, à partir de 2020, dirigera le Wiener Staatsoper...

Ou comment passer à côté de la Légende pour ne rester que dans l'Exceptionnel. Tant pis, grâce à un plateau royal et à un metteur en scène magnifiquement inspiré, je me  contenterai d'avoir vécu  l'Exceptionnel. Et c'est déjà beaucoup...

Don Carlos à Bastille - Un homme ose saper l'édifice divin.

© Agathe Poupeney/ONP.

 

© Franz Muzzano - Octobre 2017. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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5 avril 2017 3 05 /04 /avril /2017 22:52
I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Patrizia Ciofi et Karine Deshayes - Acte II, scène 3. (© Christian Dresse).

 

Que nous aurait laissé Bellini si une tumeur intestinale ne l'avait emporté à moins de trente-quatre ans ? Restent onze opéras en dix ans, dont quatre sont régulièrement programmés sur toutes les scènes du monde. Un génie mélodique dont Chopin se souviendra, particulièrement pour ses Nocturnes ou les mouvements lents de ses concertos, un sens des couleurs orchestrales établissant des "correspondances" entre un instrument et une voix, un classicisme épuré qui provoquera chez Wagner une admiration sans limite, tout simplement parce que, déjà, on décèle une sorte de "mélodie continue" que seule la structure "à numéros" vient interrompre. Paradoxal ? Pas tant que cela si l'on oublie, justement, ces coupures dans le discours musical dues aux applaudissements. Imaginons un instant un acte entier donné dans le silence. On se rend alors très vite compte que pour Bellini, c'est la musique qui fait briller l'interprète, jamais l'inverse. Pas une note n'est "gratuite", rien n'est démonstratif. Bien entendu, on trouvera quelques suraigus ou cabalettes à vocalises, mais jamais ils ne seront ostentatoires. Le chant, rien que le chant, bien plus que la voix. Bellini n'exige pas des acrobates virtuoses, il  exige avant tout des musiciens.

Et surtout des musiciennes. Il n'est pas interdit de considérer qu'avec Richard Strauss, il est le compositeur qui a le plus adulé la voix de femme. Au point de faire porter ses oeuvres majeures sur leurs seules épaules. Il est possible de sortir heureux d'une représentation de Don Giovanni marquée par un rôle-titre défaillant si le reste de la distribution a été remarquable. Un Rigoletto montrant un bouffon malade peut être sauvé par un Duca et une Gilda magnifiques, un grand Scarpia peut nous faire garder en mémoire une Tosca chantée par une cantatrice qui aura hurlé toute la soirée. Et nous sommes nombreux à nous souvenir de certaines soirées wagnériennes rien que pour dame Gwyneth Jones, pas toujours accompagnée d'un Tristan ou d'un Siegfried dignes d'elle. Mais imagine-t-on un Rosenkavalier sans Marschallin ? Pour ne rien dire d'une Elektra...Chez Bellini, l'impératif  est encore plus net. À l'exception notable des Puritani (mais parce que composés pour Paris), pratiquement tous ses  ouvrages dépendent de la cantatrice. Que seraient Norma sans...Norma, La Sonnambula sans Amina, et I Capuleti e i Montecchi sans une grande Giulietta et un grand Romeo ? Non que les voix d'hommes soient négligées par Bellini, mais il apparaît évident qu'il se concentre avant tout sur le chant de ses héroïnes, et qu'il leur offre le meilleur de son art. C'est une des questions qui peuvent se poser, si l'on rêve d'une longévité à la Verdi : oui, quels autres chefs-d'oeuvre nous aurait-il laissés ?  Arturo des Puritani donne un début de réponse...

 

I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Patrizia Ciofi. (©  Marie-Laure Thomas).

I Capuleti e i Montecchi est un exemple encore plus marquant de cette spécificité bellinienne, dans la mesure où, si Giulietta est tout naturellement une soprano, Romeo est lui aussi confié à une voix de femme. Et dans la continuité de ce que j'ai suggéré plus haut, on peut dire que Bellini multiplie l'exigence de qualité. Quelque chose comme "Deux pointures, sinon rien". Et là, il faut remercier Maurice Xiberras pour avoir réuni un tel plateau, où l'on retrouve peut-être le couple le plus exceptionnel qui puisse être affiché aujourd'hui dans cette oeuvre. Mais avant d'entrer dans le détail, je pense qu'il  faut le remercier aussi pour autre chose. Certes, Patrizia Ciofi est native de Sienne, mais peut être considérée comme la plus française des cantatrices italiennes. C'est donc un plateau 100 % français qui a été salué par un triomphe lors de la Première du 26 mars. Petit message en direction de Stéphane Lissner : il est donc possible d'afficher dans une oeuvre exigeante vocalement parlant des artistes français, sans les cantonner aux utilités. Mais concernant les chanteurs dont je vais parler, il faudra attendre, peut-être, la saison 2018/2019 de l'ONP. Car l'année prochaine, sauf erreur ou omission, Julien Dran devra se contenter du Comte de Lerme dans Don Carlos et de Gastone dans Traviata, Nicolas Courjal de Don Gomez dans L'Heure espagnole et Betto dans Gianni Schicchi, donnés les mêmes soirées. Quant à Karine Deshayes, elle aura tout loisir d'aller triompher ailleurs, tout comme Patrizia Ciofi, peut-être trop "francisée". Dommage, Monsieur le Directeur, pour voir cette production c'est maintenant un peu tard, alors que Marseille n'est qu'à trois heures trente de Paris en TGV, et beaucoup moins en avion privé...

 

L'occasion aurait été belle, pourtant, d'entendre le Lorenzo d'Antoine Garcin, remarquable, voire extraordinaire dans son duo décisif avec Giulietta au début du second acte. J'ai pu l'apprécier de nombreuses fois à Paris, mais jamais à ce niveau. Dans un rôle un peu ingrat, sans aria, Nicolas Courjal démontre par sa présence, son mordant, ses graves somptueux qu'il fait partie des plus belles basses actuelles, et la qualité de son Capellio ne surprend pas ceux qui le suivent depuis ses débuts. Maurice Xiberras n'a d'ailleurs pas hésité à lui confier le rôle de Filippo II dans un prochain Don Carlo. La belle surprise vient peut-être de Julien Dran, que je n'attendais pas aussi incisif en Tebaldo. Doté du seul air pour voix d'homme de l'ouvrage, il dompte la longue ligne très ardue d'È serbata a questo acciaro avec une musicalité parfaite, et se joue fièrement de la cabalette qui suit. Encore un artiste à surveiller de très près, tant il se montre en progrès à chacune de ses sorties.

Il faut dire que face à un tel duo féminin, l'on est obligatoirement amené à donner le meilleur de soi-même. Même si Giulietta n'a plus de secret pour Patrizia Ciofi (elle chante régulièrement ce rôle depuis 2006 à Martina Franca), on continue à tomber à la renverse dès les premières notes d'Eccomi in lieta vesta et d'Oh ! quante volte, oh ! quante...Un tel chant piano, sempre legato, avec toujours ce sfumato qu'elle est seule à posséder à ce niveau de perfection obligent au silence, la laissant se poser sur les arpèges de harpe et dialoguer avec la flûte, voire "devenir" la flûte. En entendant ses aigus séraphiques donnés pianissimo, on pense à ces Madones peintes par les grands maîtres de sa Toscane natale, aux visages doux de la Vierge et de Sainte Anne du tableau de Vinci penchés sur l'Enfant, qui s'animeraient pour lui offrir une berceuse. Moment exceptionnel, que l'on retrouve dans un anthologique Morte io non temo chanté tout en retenue, comme pour elle-même, mais où l'on sent le feu couver durant tout l'aria, jusqu'à l'explosion finale. Simplement immense.

Tout comme est immense le Romeo de Karine Deshayes. Et pour elle aussi, on le sait depuis longtemps.

 

I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Karine Deshayes.  (© Opéra de Marseille).

 

Si l'on cherche à pulvériser les notions de "catégories" vocales, à briser le carcan des étiquettes, il suffit de regarder l'évolution de la carrière de Karine Deshayes. "Mezzo-soprano", oui, mais dans ce terme, il y a "soprano". Ce Romeo se situe, dans sa saison, entre une Armida simplement époustouflante à Montpellier et Alceste à Lyon, après une fabuleuse Adalgisa à Madrid, et en attendant l'Elvira des Puritani en version de concert au Festival  de Montpellier, le rôle-titre de Semiramide à Saint-Étienne, Angelina au TCE, sans compter les concerts et récitals, dont une troisième symphonie de Mahler à Toulouse, où l'on est proche du contralto. Folie que tout cela ? Non, pas quand on possède à la fois une tessiture d'une longueur hors-normes et une technique en acier trempé. Cette catégorisation des voix est de toute façon une habitude prise relativement récemment, et n'avait pas lieu d'être à l'époque de Bellini. Le Romeo de Karine Deshayes possède à la fois la virilité du jeune adolescent prêt à en découdre l'arme à la main et une évidente féminité dans la douceur des sentiments. Timbre de mezzo, oui, mais pour une tessiture allant du sol grave au contre-ut, écrit pour Giuditta Grisi et dont elle donne, plus encore que Joyce DiDonato dans la récente production barcelonaise, une idée assez précise de ce que pouvait proposer une Isabella Colbran, comme par hasard créatrice d'Armida et de Semiramide. Il faut déguster ses aigus projetés et d'une richesse harmonique inouïe, naissant dans le ventre mais s'épanouissant dans les résonateurs faciaux, éclatant avec une facilité déconcertante, venant couronner de longues phrases chantées dans le médium ou le grave, sans qu'à aucun moment l'on ne remarque les passages tant la voix est d'une égalité parfaite sur toute la longueur. Une telle santé vocale est à prendre en exemple, surtout lorsque l'on sait avec quel soin elle aborde l'univers plus intime de la mélodie et du Lied. Deux concerts Brahms et Schumann où elle dialoguait avec Philippe Cassard au Parc de Sceaux ont montré à quel point elle pouvait captiver un public par la conversation, voire la confidence (inoubliable Frauenliebe und Leben...). Et sa parfaite maîtrise de la langue allemande me fait penser que certains rôles wagnériens pourraient bien nous être proposés un jour. On a vu des Fricka devenir de fort belles Sieglinde...

Romeo superbe, donc, aux côtés d'une Giulietta d'exception, et c'est peut-être dans leurs duos que la magie a touché à l'Eden. Rarement voix aux timbres si différents me sont apparues aussi bien appariées, avec un tel sens de l'écoute de l'autre. Comme si un cor anglais se mêlait à une flûte, chacune chantant "avec" l'autre, respirant comme l'autre, devenant l'autre (Romeo se trouvant parfois une tierce au-dessus de Giulietta), se confondant avec l'autre et j'oserais dire chantant "dans" l'autre. Sì, fuggire donne déjà le frisson au I, mais la scène finale et son déchirant Ah ! crudel ! che mai facesti ! arrache des larmes. Nous avons là la quintessence de ce que bel canto signifie, offert par deux artistes qui vont au bout d'elles-mêmes. Oui, elles se connaissent bien, mais une telle symbiose est rarissime. On peut être souveraines à quinze ans...

 

I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Patrizia Ciofi, Karine Deshayes. (©  Marie-Laure Thomas).

 

Une  Première donnée en matinée, un dimanche de passage à l'heure d'été, n'est pas sans risques. Le plateau n'a pas semblé en souffrir, mais les musiciens de l'orchestre de l'Opéra de Marseille ont paru quelque peu somnolents au début de l'ouverture, tout comme les choeurs décalés lors de leur première intervention. Mais il leur sera beaucoup pardonné, la suite ayant été somptueuse grâce à la direction précise et fluide d'un remarquable Fabrizio Maria Carminati, habitué des lieux. Conservant à tout moment un parfait équilibre, il a su faire chanter certains instruments (cor, flûte, harpe, violoncelle et une exceptionnelle clarinette...) pour donner un écrin aux diamants qui scintillaient sur la scène.

Je n'ai pas toujours été tendre avec certaines réalisations signées Nadine Duffaut, mais là, je m'incline très bas. Il ne faut pas chercher Shakespeare dans cet ouvrage, il n'y est pas. Le librettiste Felice Romani a remanié le Giulietta e Romeo qu'il avait écrit pour Vaccai, en s'inspirant de Mathieu Bandello, mort trois ans avant la naissance de Shakespeare (qui y a donc lui aussi puisé son sujet). L'accent est mis sur l'amour des deux héros, et non sur la rivalité des familles, et cet amour touche à l'épure (pas de scène du balcon, nombre de personnages réduits au strict minimum, absence de nuit de noces...). Nadine Duffaut travaille sur la profondeur du plateau, les artistes évoluant à l'avant-scène, le choeur et les escrimeurs (superbe travail du Maître d'Armes Véronique Bouisson) intervenant à l'arrière-plan, derrière un rideau transparent. Deux niveaux d'approche de l'action, comme si Giulietta et Romeo étaient étrangers au conflit entre guelfes et gibelins, conflit qui semble n'exister que parce qu'il faut un cadre au drame. La sobriété des décors d'Emmanuelle Favre nous plonge dans un rouge et noir volontairement non-agressif, que vient illuminer la superbe robe blanche de Giulietta, au milieu des somptueux costumes de Katia Duflot. Nadine Duffaut a travaillé avec son équipe habituelle, et cela se voit : tout n'est qu'harmonie.

Cette production, qui a déjà beaucoup tourné (Reims, Tours, Avignon...) mérite de vivre encore longtemps, de voyager le plus possible. Car il est assez rare de se déplacer d'abord pour entendre deux cantatrices d'exception, et de ressortir au bord des larmes en se disant que tout a été proche de la perfection. Le triomphe qui a salué cette Première s'étant renouvelé lors des trois autres représentations est la meilleure preuve que le véritable événement se passait, en ce 26 mars, à Marseille...Merci à Maurice Xiberras d'avoir permis cela. Et, quand même, merci d'abord à vous, Mesdames. Bellini était dans votre chant.

 

© Franz Muzzano - Avril 2017. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

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5 octobre 2016 3 05 /10 /octobre /2016 21:07
Tosca à Bastille (Reprise 2016) - Le retour de l'artiste.

Marcelo Álvarez (© Site Fomalhaut).

 

Inutile de revenir sur la mise en scène proposée par Pierre Audi de cette oeuvre pourtant fort simple à monter, j'avais écrit tout le mal que j'en pensais lors de sa création en 2014 :

Qu'Audi soit revenu traîner ses mocassins dans les couloirs de Bastille ou pas n'y change rien, pas plus que les quelques petites modifications apportées à son travail, la direction d'acteurs est toujours aussi inexistante. Il faut des chanteurs/comédiens qui se débrouillent seuls et par chance, dans l'ensemble, cette nouvelle production les possède presque en totalité. Comme je l'avais prévu, nous revenons pour les voix. Et cette fois, elles sont bien là.

Je n'ai pas eu la possibilité d'entendre Anja Harteros qui fut, d'après de nombreux témoignages, exceptionnelle. La première bonne nouvelle étant la présence de cette habituée des annulations parisiennes, elle a donc justifié son rang et répondu à toutes les attentes, ce qui n'est guère une surprise. J'aurais tout de même aimé voir comment cette immense cantatrice souvent altière, voire froide, abordait les différentes facettes du premier acte dans lequel il ne faut pas craindre de donner dans le caprice, voire les minauderies.

Mais la représentation du 3 octobre voyait Liudmyla Monastyrska lui succéder dans les robes de Floria, et nul besoin d'être star pour être sublime. Enfin, il me fut donné d'entendre à Paris une très grande Tosca, après avoir supporté le vibrato de Martina Serafin ou les curieux aigus de Béatrice Uria-Monzon, ce qui ne m'était pas arrivé depuis plus de trente ans, avec la grande Raina Kabaivanska. Vocalement, Monastyrska a tout pour incarner ce rôle, et sait avec une grande justesse canaliser des moyens assez phénoménaux. Elle trouve le juste ton de la jalouse/amoureuse du I, allégeant à merveille pour son Non la sospiri la nostra casetta et ne hurlant pas ses récriminations envers Mario. Avant de proposer un magnifique affrontement avec Scarpia au II et une réelle "foi d'Amour" au III, qu'elle termine par un désespoir qui transperce les coeurs et un O Scarpia, avanti a Dio ! balancé comme un anathème aux pouvoirs en place. Inutile de préciser que ses moyens vocaux semblent sans limite, avec une égalité sur tout le spectre assez confondante, culminant sur des aigus somptueux. Et le nuancier est là, avec un mezzo-piano magnifiquement projeté et coloré. Grande Aida l'an passé, très grande Tosca cette saison, il y a de fortes chances qu'elle prenne ses habitudes à Bastille. Et si certains lui ont reproché un Vissi d'arte qu'ils ont trouvé terne, peut-être n'ont-ils pas senti toute la sobriété, l'intériorité qu'elle a souhaité y mettre.

Face à elle, il faut donc un grand Scarpia. Et avec Bryn Terfel, nous avons un immense Scarpia. À l'opposé de ce que proposait Ludovic Tézier, lui aussi exceptionnel, lors de la création de cette production, il assume sa perversité jusque dans ses plus petits gestes. Tézier présentait un Scarpia complexe, parfois fragile, presque touchant. Terfel, lui, ne se pose aucune question. Le monstre est là, libidineux, bestial, sans le début d'une trace d'humanité. Et le moindre de ses gestes, la plus fugace mimique transpirent la haine. La voix n'est pas énorme, elle est même presque insuffisante dans le Te Deum mais le chant est magistralement travaillé, chaque mot est pensé pour "faire mal", que ce soit à Tosca, à Mario ou à ses sbires. Suivant le célèbre mot de Gobbi, il parvient à provoquer la haine, à déclencher l'envie du geste fatal, et le couteau devient juge de paix. Du très grand art.

Mais mon plus grand bonheur lors de cette soirée, ce n'est pas avec eux que je l'ai trouvé. C'est avec le personnage considéré comme le plus "fade" dramatiquement parlant, celui que généralement l'on n'attend que pour trois ou quatre interventions. Souvent, Mario est un peu sacrifié au profit de ces moments de bravoure. Mais Marcelo Álvarez est de retour. Je veux dire le grand, l'immense Marcelo Álvarez, tel que je ne l'avais plus entendu depuis des années. Des soucis de santé, une fatigue vocale avaient été la cause, entre autres choses, d'un Cavaradossi banal et "assuré" il y a deux ans, avec des aigus aux forceps et un timbre ayant perdu beaucoup de sa richesse. De même, son Manrico de la saison dernière avait été une très grande déception (même si ce rôle n'a jamais été une partie de plaisir pour lui), séduisant dans les deux premiers actes mais s'éteignant ensuite, hachant son Ah ! si, ben mio et expédiant comme il le pouvait sa Pira, avant de pratiquement disparaître. Oui mais voilà, un grand ténor avec une vraie technique ne s'enterre pas comme ça et, de bout en bout, il a offert une véritable leçon de chant posé sur une voix totalement retrouvée. Les "tubes", bien entendu, étaient au rendez-vous, avec un Recondita armonia facile (et Dieu sait que Puccini n'a pas fait de cadeau en l'imposant "à froid"), chanté archet à la corde et terminé pianissimo, un La vita mi costasse insolent d'aisance, deux Vittoria ! bien différenciés et percutants, et enfin un E lucevan le stelle d'une grande poésie, sans sanglot superflu, totalement "habité" dans sa progression dramatique. Pour beaucoup, cela pourrait suffire, même sans bis... Mais ce soir-là, pas pour Marcelo Álvarez. Toutes ses phrases, même les plus anodines, furent sublimées par un chant doté d'un timbre de soleil rougeoyant, avec une longueur de souffle dont on ne le pensait plus capable. "Je chante avec mon coeur", dit-il en toute simplicité, et c'est ce qu'il a toujours fait mais parfois, le corps ne suivait pas. Aujourd'hui, la "machine" est à l'unisson du coeur, et cela se transforme en cadeau à chaque fois qu'il ouvre la bouche. Le doute n'est pas permis, le grand artiste est de retour, avec la totalité de ses moyens, et cela promet un grand Des Grieux et un grand José au Met dans les mois à venir, avant Riccardo à Zurich en juin prochain. Vraiment, s'il ne fallait retenir qu'une chose de cette soirée, ce serait cette quasi résurrection.

Car il lui en a fallu, du souffle, pour s'adapter aux tempi demandés par Dan Ettinger. À des années-lumière de la bouillie ou de l'à-peu-près que nous infligea Oren il y a deux ans, il a durant tout l'ouvrage dégusté chaque phrasé de façon très posée mais jamais lente, étirant certaines séquences comme pour en détailler toutes les richesses. Il y eut bien quelques décalages après l'entrée de Scarpia, ou dans les passages de torture au II, mais infimes et qui seront aisément corrigés. Mais surtout, cette option donne tout leur sens aux sous-entendus du duo du premier acte entre Floria et Mario, chacun pouvant à loisir distiller ses répliques. Et offre un III sublime de couleurs, de tensions, de relance à l'arrivée du thème de l'exécution, génialement articulé.

Un trio magistral conduit par un grand chef (et je n'oublie pas la révélation de la soirée, Alexander Tsymbalyuk, campant un Cesare Angelotti comme je n'en avais jamais entendu, sonore, superbement chantant, donnant tout ce poids à ce rôle sacrifié, bien trop court car essentiel à la dramaturgie), et dans ce trio le grand retour d'un merveilleux artiste...voilà qui permet de se dire autre chose que "Bon, encore une Tosca de plus au compteur". Ce qui n'est, finalement, pas si fréquent.

 

© Franz Muzzano - Octobre 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

 

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12 avril 2016 2 12 /04 /avril /2016 01:14
Werther au TCE - Entre confirmation et relative déception.

Werther à Paris est devenu un "problème de riche". Et depuis un bon moment, quand on y a entendu l'unique Charlotte offerte à la capitale par Crespin en 1973, Vanzo et Rhodes ou Arrauzau, puis Kraus, Kaufmann, Alagna ou Beczala mourir dans les bras de Valentini-Terrani, Dupuy, Koch, Deshayes ou Garanča. Si l'on excepte la malheureuse parenthèse Villazon (Susan Graham méritait mieux, elle eut Tézier dans la version pour baryton), le parisien a pu entendre ce qui se fait de mieux pour un ouvrage majeur du répertoire français. De quoi avoir des références, voire des exigences.

J'ai de nombreuses fois évoqué cette oeuvre dans ces pages, je n'y reviens pas. Sauf pour rappeler un détail qui aura son importance : Werther peut avoir autant de voix qu'il existe de chanteurs pour l'interpréter. Ce n'est pas parce que Van Dyck, un Lohengrin, un Tannhäuser, un Parsifal le créa à Vienne (sans succès) que Massenet pensait à un ténor "wagnérien". Ce n'est pas parce qu'il auditionna en vain une bonne dizaine de ténors en pensant Ibos retenu ailleurs, et s'apprêtait à le transposer pour Maurel avant que ce même Ibos casse ses engagements à Saint-Petersbourg pour lui sauver la création parisienne qu'il avait dans l'oreille une voix barytonnante. Ibos chantait également Lohengrin, mais aussi Roméo, Il Duca ou Ottavio. Et même si je pense que la préférence du compositeur allait vers une voix plutôt corsée, improbable mélange entre un timbre sombre et solaire à la fois, la variété des grands artistes ayant sublimé cet anti-héros par excellence donne le vertige. De Schipa à Kaufmann, toutes les nuances de couleurs, voire de dynamique, sont possibles, offrant un résultat crédible, cohérent et surtout magnifique. C'est peut-être là que se trouve la grande force de ce rôle hybride qu'il ne faut surtout pas envisager comme une occasion de briller par la seule bravoure. Pas de contre-ut, une tessiture centrale, rien d'insurmontable sur le seul plan technique. Et pourtant, l'artiste se trouve face à une partition d'une très grande difficulté lui imposant douceur et vaillance (il faut de nombreuses fois passer un orchestre important) et, surtout, s'imprégner du personnage peut-être plus que dans tout autre rôle. Oublier que l'on est un ténor, parfois même oublier que l'on est un chanteur et "devenir" Werther. Jusqu'à, parfois, s'en rendre malade tant l'investissement devient alors terrifiant. De très grands noms ont oublié cela, et s'y sont fourvoyés (Corelli, Di Stefano, Domingo, même). D'autres l'ont payé très cher (Aragall, sublime quand il réussissait à garder le contrôle et n'y projetait pas son propre vécu), et beaucoup ont besoin de quelques jours pour se remettre totalement de ce qu'ils ont proposé. Werther est un rôle qui se travaille longtemps, et surtout pour lequel l'artiste est dans l'obligation de se préparer, autant psychologiquement que vocalement.

Ce n'est pas un hasard si les plus grands interprètes récents de ce personnage complexe ne l'ont abordé qu'avec parcimonie. Kaufmann à Bastille en 2010, au Met en 2014, puis plus rien et probablement plus jamais. Alagna, autre référence, l'a finalement assez peu chanté par rapport à ses Mario, Manrico, José ou Faust et il n'est pas, à ma connaissance, programmé dans son agenda. Beczala, lui, l'a soigneusement mis de côté en 2008 avant de le reprendre récemment. Le temps de le mûrir et on a vu le résultat, magnifique. Mais Werther fait rêver, et l'on attendait beaucoup d'une double prise de rôle qui avait un fort parfum d'événement.

 

Mais pour cela, il aurait fallu y mettre les moyens. Deux "stars" ne suffisent pas pour offrir un grand Werther et, surtout, une version de concert sans la moindre mise en espace n'est pas la meilleure façon de donner à "voir" une histoire où la quasi totalité de l'action se joue dans le non-dit, le regard, le geste ébauché mais jamais terminé, avant de se conclure par la fusion des corps dans la longue agonie. D'autant que quelques semaines plus tôt, Beczala et Garanča donnaient tout son sens à la mise en scène de Benoît Jacquot à Bastille. Difficile alors de passer de l'apothéose de la passion au vide sidéral proposé par des interprètes souvent soudés à leur pupitre. Autre souci, et celui-ci de taille : supporter la direction prosaïque, métronomique, scolaire de Jacques Lacombe, surtout lorsqu'on a été nourri au lait de Plasson, et qu'on a découvert grâce au miraculeux Sagripanti des pépites insoupçonnées dans une partition que l'on pensait connaître par coeur. L'ONF n'y est pour rien, on lui demande de jouer "fort", il joue "fort". On lui interdit l'agogique, il n'en offre pas. On ne donne pas l'occasion aux bois de faire "danser" le Clair de lune, il se transforme en simple marche. On ne met pas en valeur l'appel du saxophone, sur une seule mesure, dans L'air des lettres, il tombe à plat. Et les exemples seraient multiples. Peut-être me répondra-t-on que Lacombe a écouté les chanteurs, ce qui est vrai (et est tout de même la moindre des choses lorsqu'on dirige un opéra), mais que l'on me pardonne, la qualité orchestrale des productions qu'il m'a été donné d'entendre m'a rendu exigeant. Je ne peux me contenter d'une simple lecture.

Tout comme il m'est difficile d'accepter une équipe de seconds rôles simplement moyenne, voire médiocre. Oui, je sais, là encore, je ne suis plus à Bastille en janvier dernier, où l'ensemble du plateau touchait à l'excellence. Mais n'était-il pas possible de proposer un Bailli au chant moins haché que Luc Bertin-Hugault ? Il est jeune, et lui donner la chance d'une telle exposition est une belle idée, mais qui n'est pas sans danger. Pourquoi chanter comme un vieillard alors que l'on est en pleine jeunesse, et que l'on a prouvé ailleurs que l'on pouvait offrir une toute autre noblesse ? Et ne pouvait-on pas afficher un Albert moins fruste et monolithique que John Chest ? Ni amoureux, ni rival, ni ami, il passe...et c'est très dommage, parce que l'on devine une voix plus qu'intéressante. Échanger les rôles avec Nicolas Rivenq, distribué en Johann, aurait été une belle idée. Je ne l'avais pas entendu depuis un petit moment, et l'ai retrouvé avec plaisir. Lui, de par sa culture, son vécu dans le répertoire français, aurait certainement trouvé les justes accents pour donner à Albert le ton adéquat. Mais voilà, il est relégué, avec Marc Larcher, dans les "utilités" imposées par la partition. À l'évidence, Lacombe n'a pas écouté ce que Sagripanti offrait des scènes introductives des deux premiers actes, dans une "conversation en musique" à la Capriccio qui donnait tout son sens dramatique à la présence de Johann et Schmidt.

Valentina Naforniţa est membre de la troupe du Wiener Staatsoper, où elle a chanté cette saison rien de moins que Pamina, Musetta, Adina, Norina, entre autres. De quoi attendre autre chose qu'une Sophie assez brouillonne, plus dans la minauderie que dans la malice, et en diffculté sur certains aigus (seulement des la, pourtant). Méforme d'un soir, probablement.

Joyce DiDonato sera bientôt Charlotte à la scène, aux côtés de Vittorio Grigolo, à Covent Garden. Cette soirée fut donc pour elle une sorte de test grandeur nature, et je l'attendais avec une grande impatience, ayant rêvé de l'entendre dans ce rôle dès la première chronique que je lui ai consacrée. J'en attendais peut-être trop pour une prise de rôle, d'où une déception toute relative. À l'évidence, elle cherche encore le juste ton dans les deux premiers actes, et l'on sent que le statisme obligé d'une version de concert la gêne. Elle est d'ailleurs la seule à tenter de "jouer" certaines intentions, tout en ayant du mal à se défaire de sa partition. Comme beaucoup de ses consoeurs, elle est difficilement compréhensible et parvient même à se tromper dans le texte, preuve d'une nervosité certaine. Mais, malgré un vibrato un peu serré et quelques aigus arrachés, on sent qu'elle sera très vite une grande Charlotte. Peut-être même déjà à Londres, où elle trouvera dans la fosse un certain Pappano, et je ne pense pas prendre trop de risques en annonçant qu'elle bénéficiera d'un tout autre accompagnement. Mais déjà, ses Lettres (l'attaque, grandiose, murmurée, et les variations de timbre entre "lecture" et "commentaires", magiques) sont un immense moment de musique "incarnée" (malgré la partition bien en mains...), tout comme ses Larmes où elle tente vainement le dialogue avec un saxophone qui hésite entre l'écouter et suivre Lacombe. Le chant legato touche au sublime, le phrasé est celui d'une "mélodiste", et la voix se déploie sans peine dans tout le théâtre, offrant un nuancier très large. De plus, elle ne cherche pas à forcer ses graves, conservant ainsi une parfaite égalité. Seule la Prière lui pose quelques problèmes dans l'aigu, mais je soupçonne une gêne vis-à-vis de ce qui se passe à l'orchestre à ce moment-là (peut-être le seul où Lacombe n'écoute pas...). Et il faudra se souvenir de ce qu'elle propose au IV, véritable moment de "théâtre immobile", où elle passe de l'effroi à la douceur et à la tendresse maternelle. En scène, elle devrait être superbe. Mais pour cela, il lui faudra un partenaire. La première à Covent Garden se tiendra le 19 juin, il lui reste deux mois pour corriger ces petits défauts, digérer totalement la partition, et me faire oublier cette déception très relative.

Oui, il lui faudra un partenaire. L'ovation reçue par Juan Diego Flórez en ce 9 avril a semblé lui faire chaud au coeur, et il est vrai que le pari était risqué. Flórez, depuis ses débuts triomphaux à Pesaro, est catalogué rossinien, et rien de plus difficile pour un artiste que de décoller une étiquette. Il y a un mois, il était Roméo à Vienne, première exposition planétaire dans un répertoire différent, avec une oeuvre qu'il avait abordée il y a deux ans, mais chez lui, à Lima, je  dirais presque "tranquillement", loin des oreilles trop critiques. Mais Werther n'est pas Roméo, il en est même très loin. Qu'il en rêve est normal, je l'ai rappelé, tous les ténors veulent être Werther un jour, et si possible marquer le rôle de leur personnalité. Et c'est là que le gros souci intervient, confirmant mes craintes à l'annonce de cette prise de rôle.

Vocalement et techniquement parlant, il est évidemment proche de la perfection. L'élargissement du médium intervenu ces dernières années lui permet de s'approprier la partition sans le moindre souci, même s'il fut très clair que la direction en force de Lacombe (qui pourtant le regardait souvent) le gêna dans de nombreux passages donnés à pleine voix. Fort heureusement, son émission a gagné en puissance depuis quelque temps, tout comme sa projection. Sans cela, je me demande comment il aurait pu lutter contre la déferlante qu'il dut subir au III et dans certains moments du II. Est-ce pour cette raison que le premier la dièse du Lied fut nettement trop bas, et le second, corrigé, meilleur mais pas tout à fait juste ? La question devra se poser lorsqu'il l'abordera en salle (Bologne en décembre, et Zurich dans un an). À Bologne, Mariotti sera dans la fosse, et c'est un gage de sécurité. Mais si l'on excepte ces deux notes, on cherchera en vain la moindre faille vocale dans un rôle qui aurait pu, au vu de son répertoire passé et même s'il a annoncé vouloir évoluer dans sa carrière, l'épuiser dès la fin du II. Leçon de chant, comme à la Philharmonie, comme toujours avec lui. À prendre en modèle.

Sauf que nous sommes ici dans le cas typique du chanteur intelligent qui a probablement étudié le personnage, qui a écouté ce qu'en donnaient ses collègues, qui a en tête l'idée de ce qu'il veut transmettre...mais qui est dans la totale incapacité de s'oublier. Perpétuellement à la recherche du "beau chant" (et encore une fois, sur ce plan-là, c'est réussi), à aucun moment il ne parvient à me faire oublier qu'il est Juan Diego Flórez. Et moi, je veux d'abord et surtout entendre Werther. La couleur donnée au Alors...c'est bien ici la maison du Bailli ? est très exactement celle que l'on retrouve dans L'Invocation, le Clair de lune, le J'aurais sur ma poitrine...et partout ailleurs, jusqu'à l'ultime béni. Aucune évolution dans cette interprétation, aucun changement d'humeur en entendant qu'il existe un homme qui s'appelle Albert, rien. Et pire, l'agonie du IV n'en est pas une, rien dans sa voix ne laissant penser qu'un coup de feu a été tiré. Anecdote assez terrible, mais pourtant bien réelle : dans l'escalier conduisant vers la sortie, j'ai entendu un homme d'une soixantaine d'années qui, visiblement, découvrait à la fois l'oeuvre de Massenet et le roman de Goethe demander à la personne qui l'accompagnait : "Mais pourquoi dit-elle Tout est fini ? Il la quitte ou il est mort ?". Eh oui, il s'est trouvé une personne qui n'a pas perçu même ce point, pourtant évident, dans l'incarnation de Flórez. Parce que d'incarnation, il n'y a pas eu. On pourrait dire que du début à la fin, il est poète, sa voix pourrait le suggérer. Mais jamais ébloui, jamais amoureux, jamais révolté, jamais jaloux, jamais conquérant, jamais suicidaire, et même jamais mourant ni mort. Et pourtant, son français étant remarquable, le texte est là pour le guider. Mais non, même au IV, il n'ose pas la voix blanche à la Kraus, la voix spectrale à la Kaufmann (il ne le pourrait d'ailleurs pas), la voix qui parfois se révolte à la Alagna ou la voix du déjà mort à la Beczala. Il ne nous invente même pas une mort à la Flórez. L'erreur fatale, à mon sens, et que d'autres ont commise avant lui, est de penser "ténor", au sens presque caricatural du mot. Lorsque l'enfant revient...qui peut être une prière (Kaufmann) ou un blasphème (Alagna), en tout cas un passage-clé de l'oeuvre devient une simple aria dont la finalité ne semble être que de pouvoir donner un si, certes magnifique, mais tenu plus que de raison et bras tendu vers l'avant comme pour montrer la "performance". Et à ce niveau, c'est tout simplement du gâchis.

Gâchis parce que Juan Diego Flórez aurait tout pour être un superbe Werther, dans la filiation d'un Kraus (qui a peu chanté Rossini, mais beaucoup Tonio, et en même temps que Werther). Surtout que son évolution vocale me fait dire que les suraigus qui faisaient sa gloire ne sont plus vraiment pour lui (son Tonio à la Philharmonie, justement, le laissait clairement entendre : les ut sont là, oui, mais sans la facilité de naguère), et que ce type de répertoire lui conviendrait parfaitement. Sauf que, et je reprends mon terme de "confirmation", le principal reproche que j'ai pu lui faire, et ce depuis le début, apparaît ici criant. Il ne "joue" pas, n'interprète pas, ne sort pas de son costume de Juan Diego Flórez. Dans les Rossini buffa, ce défaut pouvait être compensé par la splendeur vocale et l'aisance des cabalettes (encore que, dans la Cenerentola du Met, face à des comédiens-chanteurs comme Corbelli ou Spagnoli, sa raideur était plus que gênante). Mais dans des rôles où il doit réellement "incarner un autre que lui", si même le chant n'évolue pas en fonction du drame, que nous reste-t-il ? Une voix, oui, et même une des plus parfaites que l'on puisse imaginer aujourd'hui. Mais cela ne peut suffire. Alors une nouvelle fois, il est temps pour lui de se poser les bonnes questions, avant de se lancer dans un répertoire où la concurrence, n'ayant pas ce genre de lacune, risque d'être très rude.

 

© Franz Muzzano - Avril 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

 

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8 février 2016 1 08 /02 /février /2016 00:11
Werther à Bastille - Un poète est notre interprète.

Lorsque l'enfant revient...(Acte II) - Piotr Beczala.

 

Paris semble aimer Werther. Si l'on excepte la production inepte de 2009, qui ne fut jamais reprise et n'eut pour seul intérêt que d'offrir la version révisée pour baryton à Ludovic Tézier face à la Charlotte parfaite de Susan Graham, Villazon s'étant montré hors de voix et surtout hors de propos, l'amoureux d'opéra a toujours, depuis un demi-siècle au moins, été particulièrement gâté. Ceux qui, comme moi, ont eu la chance d'être à Garnier le 6 avril 1984 n'oublieront jamais cette double première, voyant l'entrée de l'oeuvre au répertoire de la Grande Boutique, et les débuts parisiens (à 56 ans...) de cet aristocrate du chant que fut Alfredo Kraus. Avec Georges Prêtre dans la fosse et Valentini-Terrani en Charlotte (et quelques seconds rôles "maison" à ce jour inégalés), il n'est pas exagéré de prétendre que le plafond de Chagall vibre encore de l'ovation qui salua une interprétation de légende. Avant cette date, Werther avait fait les beaux soirs de Favart, pour près de 1400 représentations, jusqu'en 1978 avec la magnifique production de Dominique Delouche inspirée des toiles de Caspar David Friedrich, qui réunissait Alain Vanzo et Jane Rhodes (ou la si regrettée Francine Arrauzau...). Le summum du chant français de l'époque, en quelque sorte. Sauf une, étonnamment. On cherchera vainement le nom de Régine Crespin sur la scène parisienne pour un rôle qu'elle avait pourtant sublimement incarné dans le monde entier. Il fallait être dans la salle de l'Auditorium de la Maison de la Radio en novembre 1973 pour ce qui fut sa seule et unique Charlotte donnée à Paris, en version de concert. Elle la chanta comme si elle y jouait sa vie, illuminant un concert que seule la direction de Michel Plasson sauvait de la routine. Mais son chant fut si habité, offrant un troisième acte où les larmes n'étaient pas que des mots, qu'il suffit à inoculer le virus à un petit gamin qui avait alors onze ans, et qui eut la chance d'être là...

Favart revit Kraus, avec Martine Dupuy, en 1994 dans des soirées gâchées par la "direction" catastrophique de Laurent Petitgirard. Et puis Paris se passa de Werther jusqu'en 2009, donc, où il ne le "vit" pas et n'entendit que Charlotte et Albert. Avant janvier 2010.

La mise en scène de Benoît Jacquot ne me dérangeait pas, mais ne me transportait pas. Mise à part la scène finale, je ne lui reconnaissais pas de réelle beauté, de "patte", de signature. Cette reprise qui vient de s'achever m'en a donné le pourquoi et, pour la première fois, je l'ai trouvée magnifique. Sobre, claire, sans "message" caché, mais superbe. Pour une raison très simple : elle a trouvé son personnage. Kaufmann avait été exceptionnel en 2010, tout comme Alagna en 2014. Mais ils l'avaient surtout été par leur chant, semblant tous deux à l'étroit dans le cadre que leur proposait Jacquot. La fougue violente du premier laissait déjà paraître un caractère morbide, qui s'exprimera de façon géniale au Met dans la mise en scène de Eyre. Le côté sanguin, mâle, "latin" du second avait besoin d'une proximité, d'une violence parfois, d'une possibilité de "présence physique" toujours, qu'il ne pouvait que suggérer. C'est à Turin, et surtout à Bilbao, qu'Alagna a pu aller au bout du possible dans cette optique, dans une mise en scène créée pour lui par ses frères. À Bastille, on les sentait parfois tous deux se retenir, ou plutôt être retenus. Je vous renvoie à l'article que j'ai consacré à leurs deux visions respectives du personnage :

 

Je terminais ce comparatif en écrivant que j'attendais ce que Piotr Beczala allait proposer dans ce rôle. Cet été, à Salzburg, il y avait été magistral, mais en concert et avec une Charlotte en voix mais hors-sujet. Bastille lui a offert le cadre idéal pour son propre Werther, très différent d'Alagna ou Kaufmann dans son approche du rôle, mais tout aussi légitime. Et la mise en scène de Jacquot semble avoir été conçue pour lui, tant elle est en totale adéquation avec ce qu'il nous propose. Peut-être l'incarnation la plus proche du modèle originel, la plus goethéenne. Et c'est grâce à cette vision du personnage donnée par Beczala que le travail de Jacquot, fait d'épure, de nudité parfois, très pictural, prend tout son sens et devient réellement splendide. La couleur de chaque acte suit l'évolution du drame intérieur vécu par un Werther proche de la pureté d'un Chaste Fol, en suivant l'une des lignes de conduite de Goethe lui-même : observer le vivant pour mieux le comprendre, et ici l'observer jusqu'à l'extinction-même du "vivant". D'inévitables comparaisons ont été faites, et pour certains le souvenir du jeu incandescent de Kaufmann se transforma en regrets, allant jusqu'à affirmer que son absence rendait le travail de Jacquot conventionnel, voire "daté". Mais il eut été plus juste d'inverser la proposition. Nos souvenirs de 2010 portent avant tout sur la sublime performance vocale et scénique de Kaufmann, pas sur le cadre dans lequel il évoluait tout simplement parce qu'il le rendait presque invisible, pour ne pas dire qu'il le vampirisait. Un Werther apparaissant plus intériorisé, plus idéaliste, passant du rêve à l'espoir dans la même seconde mais toujours dans une tonalité de mélancolie naïve, viscéralement "bon" (au sens rousseauiste du terme) et regrettant ses colères, pour lui contre-nature, semble tout simplement "sortir" du décor de Charles Edwards, il en est un élément. Ce Werther-là, dans ce cadre-là, installe l'harmonie et permet de goûter toutes les saveurs de ce que Jacquot nous propose.

 

Werther à Bastille - Un poète est notre interprète.

Acte I - ElĪna Garanča, Paul Gay, Piotr Beczala.

 

On pouvait craindre qu'une reprise bénéficiant d'un tel plateau ne souffre de l'absence de dernière minute de Michel Plasson, contraint de déclarer forfait pour raisons de santé. Il faut bien avouer que Plasson est à Werther un peu ce que Knappertsbusch fut à Parsifal. Une référence, un mètre-étalon, et ce depuis bien longtemps (1973 déjà, l'enregistrement Kraus/Troyanos de 1979, les deux productions parisiennes de 2010 et 2014, celle de Bilbao en janvier 2015, parmi tant d'autres). Contacté deux jours seulement avant les premières répétitions avec orchestre, Giacomo Sagripanti pouvait apparaître comme un choix par défaut, le choix de l'urgence. Étiqueté spécialiste du bel canto, il était à Paris pour y diriger Il Barbiere. Un autre monde, diraient ceux qui aiment bien ranger les artistes dans des casiers. Mais il est vrai qu'avec si peu de temps devant lui, il était permis de se demander s'il ne se contenterait pas d'une mise en place d'un ouvrage que, de toute façon, les membres de l'orchestre de l'Opéra connaissent par coeur. Et ce fut la divine surprise. Non seulement ce qu'il a proposé fut tout sauf routinier, mais il donna une véritable interprétation personnelle de l'oeuvre. Dès les trois premiers accords du Prélude nous sommes fixés. Le drame est là, mais ce sera un drame sans cesse relancé, dynamique, ne nous laissant pas un instant de répit. Usant de tempi allants (proche en cela de Plasson, voir son Invocation à la nature) mais jamais précipités, il permet aux deux premiers actes "d'exister" dans leur intégralité, transformant les habituels moments considérés souvent comme des temps morts en scènes savoureuses, dans la continuité (ou l'annonce) du drame. Ainsi, l'arrivée de Johann et Schmidt, puis de Sophie, après le Chant de Noël, est traitée comme une véritable "conversation en musique", un quatuor qui n'apparaît pas comme un bouche-trou ou une simple scène d'exposition avant l'arrivée de Werther. Il en dévoile quelques petits trésors cachés, que ce soit à l'orchestre ou dans l'enchaînement des dialogues. De même, le début du II et son Vivat Bacchus, vu souvent comme le gros point faible de la partition, prend tout son sens, celui d'un contraste entre la répétition d'une des phrases-clés de Werther, Un autre (est) son époux ! Drame/insouciance/drame, oui, mais avec une telle énergie mise dans cette insouciance qu'elle ne peut qu'appeler le drame. Et quand ce drame est là, c'est-à-dire pratiquement tout le temps, exacerbé ou insidieux, Sagripanti ne s'épanche jamais dans le larmoyant, ne "surjoue" pas. Tout est dans la partition, dans ses motifs, ses réminiscences, il lui suffit d'avancer. Avec des moments que l'on semble redécouvrir, à l'image du pourtant célèbre Clair de lune, où il demande à la clarinette, puis au cor anglais une attaque très légèrement décalée du thème, juste avant que Charlotte ne chante Il faut nous séparer, qui sonne ici très exactement comme la cadence de ce qui précède. Cet infime détail (un minuscule contre-temps sur le contre-temps écrit) traduit à la perfection l'hésitation du couple, que l'on devine ne pas vouloir s'arrêter de marcher, craindre l'instant fatidique de l'arrivée devant la maison du Bailli. Tous deux ralentissent le pas, presque en titubant, et c'est l'orchestre qui nous livre leur pensée. La direction de Sagripanti fourmille d'idées de cet ordre, sans jamais trahir les volontés de Massenet. Et quel coloriste ! Certes, l'orchestration est particulièrement soignée de ce côté-là, mais encore faut-il faire ressortir les pépites cachées aux justes moments. À l'exemple de l'entrée du saxophone à la fin de L'Air des Lettres, mis très en avant sur une simple mesure, comme l'annonce de son omniprésence dans Les Larmes à venir. Et que dire du chant des violoncelles, du velours des cordes en général, des teintes savamment variées des bois ? Bien-sûr, l'orchestre a l'habitude de travailler avec Plasson, et Sagripanti lui-même n'a pas découvert l'oeuvre en quinze jours, l'ayant déjà dirigée alors qu'il n'était qu'assistant durant ses études. Mais la performance est bien réelle, et c'est une véritable vision de chef qui nous fut offerte. Avec bien entendu quelques errements lors des premières représentations (le 26 janvier, il eut un peu tendance à abuser de certains forte, noyant la fin de Lorsque l'enfant revient...sous un déluge sonore), mais lors de la dernière, le 4 février, l'équilibre fut parfait. De toute évidence un grand chef lyrique est né, un chef sans cesse à l'écoute du plateau (à croire qu'il a travaillé avec Plasson !), avec qui les chanteurs se sont sentis à l'aise et en confiance, à l'image d'un Piotr Beczala ne tarissant pas d'éloges sur leur collaboration à l'issue des représentations. Je me suis revu à Orange en 1984, quand, comme tout le monde, je découvris Thomas Fulton remplaçant James Conlon au tout dernier moment, pour un Don Carlo de légende. Un Fulton qui avait par la suite confirmé et serait aujourd'hui parmi les plus grands, si la mort ne nous l'avait pas enlevé bien trop vite.

Werther à Bastille - Un poète est notre interprète.

Acte II - Piotr Beczala, ElĪna Garanča.

 

Et la comparaison avec Fulton peut se poursuivre si l'on prend en compte le plateau réuni pour cette production. En 1984, Orange offrait à un inconnu Caballé, Bumbry, Aragall, Bruson et Estes. Sagripanti aurait pu imaginer, comme il est d'usage à Bastille, que l'équipe qu'on lui proposait soit de l'ordre de ce que l'on a l'habitude d'entendre pour une reprise. Mais au contraire, il a bénéficié d'un casting grand luxe, qui ne se limite pas au couple principal. Je passe sur Kätchen et Brühlmann, qui n'ont en tout et pour tout que trois mots à chanter à eux deux. Mais plus les années passent, plus les enfants sont musicalement remarquables et scéniquement comme chez eux (en reconnaissant que le 4 février, une déconcentration certaine avait une forte odeur de "dernière". J'ignore s'il y a toujours un roulement...). Et, enfin, les rôles secondaires furent distribués avec le plus grand soin.

J'ai pu entendre bon nombre de Baillis, rôle souvent sacrifié. Soit donné à une basse dite "de caractère" (traduisez jouant bien mais chantant mal), soit à un grand chanteur en fin de carrière donnant dans la caricature. Et ce choix est pour moi un non-sens, le Bailli ayant à chanter quelques phrases essentielles pour le drame à venir. Tout vient d'un deuil, celui qu'il porte, et que portent ses enfants. Sans deuil, pas de serment. Sans serment, Charlotte et Werther vivraient heureux et auraient beaucoup d'enfants. Il faut "chanter" ce rôle, et avoir distribué Paul Gay pour cela est probablement le meilleur choix possible. Pas une phrase n'est hachée, pas une seule fois il ne joue les vieillards. Jamais il n'oublie qu'il est d'abord un chanteur, à l'image de la nuance proposée sur la simple phrase Quand votre soeur Charlotte est là. Et les clés qu'il donne quand il évoque son deuil ne sont pas que des indications de livret, ce sont des phrases de mélodiste. Il reste à espérer que la Grande Boutique lui proposera des rôles à sa mesure car Méphisto, c'est bien, mais il en est d'autres, et des basses françaises de ce calibre ne sont pas légion.

J'apprécie tout autant que Johann et Schmidt aient été confiés à Lionel Lhote et Rodolphe Briand. Pour une fois, je n'entends pas deux clowns bons "diseurs", mais deux véritables chanteurs qui soignent la moindre note, même la plus "arrosée". La "conversation en musique" que j'évoquais n'en est que mieux rendue.

Albert est, je l'ai déjà noté, un rôle extrêmement difficile à incarner. Il doit en "faire" le moins possible, et le chant que lui propose Massenet est idéal pour cela. Mais il doit tout de même exister, allant de celui qui ne fait que se présenter comme le grain de poussière au I au mari forçant sa nature au III, en passant par le vrai-faux ami au II. Qu'on le veuille ou non, il n'est là que parce qu'il y a eu serment, et le mot "cocu" est écrit sur son front. Et pourtant, il doit toucher par sa sincérité. Tézier était trop grand pour le rôle, lui donnant trop d'importance par un chant de "rival". Lapointe aurait pu être excellent s'il n'était pas, pour moi, un ténor qui se refuse à l'être et cherchait des graves qui ne sont pourtant pas insurmontables. Stéphane Degout s'approche de l'idéal. Voix superbement timbrée, manquant tout de même un peu de projection, il pèche surtout par son statisme et son côté monolithique. Mais il ne donne pas du rôle plus qu'il n'est nécessaire. Attention cependant à la prononciation, en particulier les "R" roulés, ce qui dans un passage comme Werther est de retour...On l'a vu revenir ! Personne ici ? La porte ouverte sur la rue...s'apparente à un festival. Encore une fois, je me répète, Michel Philippe n'a, dans ce rôle, pas trouvé de successeur.

Elena Tsallagova était déjà Sophie à Salzburg, et je regrettais son manque d'implication. Il lui manquait tout simplement la scène. Elle est une parfaite "petite soeur", avec ce qu'il faut de sous-entendu, de piquant, et surtout d'aisance vocale pour donner de l'intérêt à un rôle qui, musicalement, n'est pas le plus gâté. Mais elle en a la fraîcheur, la légèreté et, surtout, quand il le faut, la déception de l'adolescente ignorée. Pas de souci pour celle qui fut une fort belle Mélisande.

 

Werther à Bastille - Un poète est notre interprète.

Acte IV - Piotr Beczala, ElĪna Garanča.

 

Charlotte est un rôle beaucoup plus complexe à interpréter qu'on ne le pense. Vocalement, bien entendu, mais il ne pose pas de problème à une soprano ayant du grave ou une mezzo à l'aise dans l'aigu (jusqu'au la dièse optionnel mais écrit. Eh oui, plus haut que Sophie...). Le souci est la capacité de faire évoluer un personnage entre juillet et décembre, de la faire passer de jeune fille jouant le rôle de maman à femme amoureuse et maternelle, en passant par la femme mariée "depuis trois mois" à un homme qu'elle n'aime pas. Massenet n'a pas pour lui le "temps" que s'octroyait Goethe. Il n'a que le temps du théâtre. Et toute Charlotte en souffre. Bien entendu, tout le monde attend le III, et sa "cantate en trois mouvements". Mais avant, il faut que Charlotte existe. ElĪna Garanča est peut-être un peu trop "grande dame" au I, déjà trop "femme". Expédiant un peu, comme la plupart de ses consoeurs, la première scène, elle trouve des accents magnifiques pour le Clair de Lune, et va chercher au fond d'elle-même les mensonges du II avec ce qu'il faut de conviction. Mais évidemment, c'est à partir des Lettres qu'elle se montre exceptionnelle. Elle semble y tenter les changements de timbre qu'imposerait la différence entre lecture et commentaires (la grande spécialité de Crespin), et y parvient, au moins le 4 février, où toute sa scène est simplement fabuleuse. Jusqu'au bout, jusqu'au Tout est fini..., elle offre un chant d'une beauté et d'une force intérieure déchirantes, en parfaite osmose de timbre avec un orchestre dont elle semble faire partie. Les Larmes ne sont rien d'autre qu'un duo avec le saxophone, la redoutable Prière est un modèle, et elle parvient à trouver le juste ton pour passer de l'abandon aux "convenances". Mais c'est peut-être au IV, dans la douceur amoureuse de femme et de mère à la fois, qu'elle atteint des sommets dans l'émotion et la vérité du sentiment. Le contraste entre ses mots et le retour du Chant de Noël coupe le souffle, et si l'on pouvait lui faire le reproche de rester sur la réserve dans les deux premiers actes, son investissement total dans les deux suivants nous le fait oublier. Immense interprétation, immense voix, immense artiste. Beaucoup lui ont reproché d'être peu intelligible, mais je n'ai pas partagé cette impression (défaut qui concernerait alors la plupart des cantatrices abordant Charlotte, et même les françaises...). Est-ce le fait que je connaisse le livret par coeur ? Je n'ai en tout cas pas été particulièrement gêné par ce qui fut un défaut pour certains.

 

Mais l'ouvrage se nomme Werther, et tous les ténors, un jour ou l'autre, veulent s'y attaquer. Ses difficultés ne sont pas du même ordre que nombre de rôles où l'on attend "la" note, elles n'en sont pas moins grandes. Et la première est peut-être d'oublier que l'on est ténor. S'il est un personnage qui autorise de nombreuses interprétations, à la condition d'y être cohérent, et j'ai tenté de le montrer ailleurs, c'est bien celui-là. Beaucoup, parmi les plus grands, n'y ont été que des voix. Et ce n'est en rien une surprise. Werther, s'il est réellement interprété, laisse le chanteur dans un état quasi dépressif. Il faut réaliser la prouesse de s'oublier et de s'y donner entièrement à la fois, ce qui peut sembler paradoxal. Chaque grand Werther a réussi à l'être parce qu'il a mis de côté son statut, et a été chercher en lui des expériences, un vécu parfois enfouis très loin. Un grand Werther est nu, ou le devient à un moment de l'ouvrage. Aucun grand Werther ne peut tricher, ou alors il ne fait qu'aligner les notes. Kaufmann était nu dès son apparition, Alagna le devenait en entendant Charlotte ! Charlotte ! Albert est de retour ! Et cette nudité équivaut au suicide, dont le côté inéluctable apparaît à des moments différents selon les approches.

Piotr Beczala chante, par rapport à ses confrères, relativement peu de rôles. Certains parleront de frilosité, j'évoquerai plutôt la sagesse. Mais quand il décide de les mettre à son programme, il les a totalement en lui lors de sa prise de rôle. Il avait laissé Werther de côté depuis 2008, et ne l'avait donc repris qu'à Salzburg en concert l'été dernier. Malheureusement sans ElĪna Garanča, et surtout malheureusement sans chef digne de ce nom. Mais le test avait été plus que concluant. Dans une version de concert sans même une mise en espace, il avait vu que la voix répondait à ce qu'il voulait offrir du personnage. Avec une mise en scène comme celle de Benoît Jacquot, il a trouvé le cadre idéal pour le poète pétri d'idéal qu'il souhaitait incarner. Le résultat est là, évident, naturellement évident : un triomphe. Triomphe qui n'est en rien une surprise (et que la qualité de l'entourage rend encore plus marquant), tout simplement parce qu'il n'a cherché à copier personne, il a été puiser en lui ce que devait être le Werther de Piotr Beczala. Un Werther à son image, simple, droit, franc, marqué par le sens du devoir. Un Werther qui arrive chez le Bailli plein d'idéal, émerveillé par la nature, vierge de tout calcul. Comme un enfant qui serait le contre-exemple de ce qu'écrivait Hermann Hesse : "Tout ce qui est visible est la manifestation d’une signification ; la nature entière est image, langage, hiéroglyphe coloré. Cependant, nous ne sommes ni préparés, ni habitués à l’observer vraiment, malgré le haut développement de nos sciences naturelles. Pour le lire, il faut innocence et simplicité". Lui y est préparé, il est innocence et simplicité. Là où Kaufmann ne croyait plus en rien, sauf peut-être en Dieu, et fuyait l'Amour parce que déjà mort, il va à nouveau s'émerveiller. Là où Alagna pensait avoir trouvé la pureté le temps d'un bal, et se retrouvait blessé dans son orgueil de mâle après une simple phrase, il continuera à y croire. Le Werther de Beczala est un idéaliste, il pense que Noël sera beau non parce qu'il est Werther, mais parce que le véritable Amour doit triompher. Il regarde Charlotte comme il regardait la haie, le buisson, comme il ressentait la fraîcheur de l'ombre, comme il en appelait au soleil. Innocence et simplicité. Et si la mort est présente, pour lui aussi, dès le départ, il rêve de la vaincre par la foi en la beauté, en la vérité du monde. Jusqu'au rejet de Charlotte au III, il y croit. D'autant que dans cette mise en scène, le baiser n'est pas "forcé", elle s'abandonne vraiment quelques secondes avant de se reprendre. Il a pu voir, sentir, toucher, embrasser même la "vraie" Charlotte, mais les conventions ont été les plus fortes. Ce n'est pas Charlotte qui dit non au Werther de Beczala, ce sont la société, les convenances, la "bourgeoisie". Et contre cela, il ne peut rien. Ton fils, ton bien-aimé, ton amant va mourir ! est adressé à la nature, mais surtout au monde. Le Werther de Beczala n'a pas le côté morbide de celui de Kaufmann, ni l'ego pulvérisé de celui d'Alagna, il a tout simplement quelque chose qui se rapproche de l'anarchiste. Ce monde, cette nature, et donc cette femme ne me veulent pas, je n'ai plus rien à faire ici, ma tombe peut s'ouvrir.

Alors avec une telle approche, le chant ne peut être que noblesse. Une noblesse poétique qui jaillit de chaque phrase, qu'il semble impossible de donner de façon plus simple. On cherchera en vain le moindre effet dans son interprétation, tout étant allégé, sensible, à l'écoute de l'orchestre (et comme la réciproque est là...), et surtout attentif au moindre mot. Comme son français frise la perfection, on déguste avec lui toutes les phrases, toutes les répliques à qui il donne leur juste sens. Le timbre, sublime, offre une palette qui colore chaque mot de sa teinte la plus juste, et le nuancier semble infini. Dans L'Invocation à la Nature, il donne à voir le soleil jusqu'à en éclairer la salle, tout comme il murmure ses mots d'Amour au retour du bal. Il met son coeur sur la scène pour un J'aurais sur ma poitrine...qui sera l'un de ses seuls moments de réelle révolte, et Lorsque l'enfant revient...sonne comme un dernier appel à la foi car, quoi qu'il puisse dire, il a "Noël" en tête. Le Lied du III est à la fois intériorisé et réminiscence des rares moments passés avec Charlotte, dans la continuité de leur Alors que votre main accompagnait la mienne...Et pas un seul instant il ne cherche à faire ressortir la "note", que ce soit le si de l'arioso du II ou les la dièse du Lied. Comme toujours avec lui, ils sont "dans" le phrasé, dans la continuité de la mélodie (et, cela étant dit, parfaitement donnés). Mais s'il est magnifique dans les trois premiers actes, c'est peut-être au IV qu'il touche à l'exceptionnel. Jamais peut-être je n'ai entendu une mort donnée ainsi, pianissimo, sublimement chantée mais donnant l'illusion du parlando, et jamais l'influence du III de Tristan ne m'a semblé aussi forte. Die alte Weise...was weckt sie mich ? Wo bin ich ? / Qui parle ? Charlotte ! Ah ! C'est toi ! Pardonne moi !, la comparaison s'arrêtera bien entendu là, mais elle est parlante. Semblant venir de nulle part, dans le clair-obscur de l'équipe Jacquot/Edwards/Diot, la voix de Piotr Beczala nous attire vers quelque chose qui touche à l'irréel, à l'infini, à l'absolu. Entré chez le Bailli en poète, c'est en poète béni qu'il s'en va vers la mort. Nous laissant terrassés...

 

Oui, Paris a de la chance avec Werther, et Werther a de la chance avec ses interprètes. Si Kaufmann ne le chantera probablement plus, si l'ouvrage n'est pas au programme d'Alagna pour les années à venir, d'autres le magnifient. Et Piotr Beczala a prouvé, une fois de plus, quel sublime artiste il est. "Un coeur loyal et fort"...

 

© Franz Muzzano - Février 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

Photographies © Émilie Brouchon, Opéra National de Paris.

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10 janvier 2016 7 10 /01 /janvier /2016 21:36
La Damnation de Faust à Bastille - Une histoire de pollution.

Scène finale.

 

La première "grande" production voulue par Stéphane Lissner, sa première signature, aura donc été marquée par le tumulte autour d'une mise en scène, ou plutôt d'un metteur en scène, les attentes concernant une distribution "trois étoiles" et le poids des réseaux dits sociaux, que de mémoire je n'avais jamais vus aussi présents et influents pour, au final, embrouiller tout le monde. Tout et son contraire aura été dit et écrit concernant ces représentations et le résultat est assez simple. Il y a deux perdants : le public et Berlioz.

Alvis Hermanis est un fantastique metteur en scène, un grand homme de théâtre. Il suffit de regarder ce qu'il a tiré du Trovatore à Salzburg pour en être convaincu. Un bijou d'intelligence et, surtout, une vision "picturale" offrant à l'oeil ce qu'un scénario impossible ne peut donner au cerveau. Il faisait ses débuts à Bastille, et il est assez probable qu'il n'y reviendra pas même si, rentabilité oblige, la production sera probablement redonnée. Ou bien retoquée (après tout, il n'y a pas de raison que seul Martinoty puisse toucher des droits...Décidément, le mythe de Faust n'a pas de chance près du Fauboug Saint-Antoine). Certes, il a raté, et c'est un euphémisme, sa mise en scène. Mais dire cela, sans se poser les bonnes questions, est un peu réducteur. Oui, le résultat est consternant mais alors, si sa responsabilité est grande dans la catastrophe visuelle que nous avons subie, est-il le seul coupable ? Quelques jours avant la répétition générale, des rumeurs fusaient de toute part, annonçant un spectacle grotesque, une trahison de l'oeuvre. Mais, surtout, deux jours avant la Première, voilà que surgissait "L'affaire Hermanis". Affaire qui le faisait passer du rang des créateurs scandaleux à celui des parias ayant le malheur de penser différemment du troupeau. Et là, ce fut beaucoup plus grave. Car je suis convaincu que les plus virulentes des réactions entendues à l'issue de cette Première étaient programmées, quel que puisse être le spectacle proposé. Si vous n'avez pas suivi la chronologie, un petit rappel s'impose.

Hermanis travaillait en étroite collaboration avec le Théâtre Thalia de Hambourg, institution qui organisa le 9 décembre une représentation mettant en scène des artistes réfugiés syriens, afghans ou érythréens. Opposé à cette "Willkommenskultur", pour des raisons qui lui sont propres, Hermanis mit fin à cette collaboration, accusant la ville et son théâtre de devenir un "centre d'accueil pour réfugiés". Et manifestant, par la même occasion, sa crainte de voir Hambourg devenir un nid de possibles terroristes en puissance. Chacun a son opinion sur la situation actuelle, et sur la politique que doit mener l'Europe (et, accessoirement, les pays souverains qui la composent) dans cette crise qui fait passer Le Camp des Saints de Jean Raspail, écrit il y a  plus de quarante ans, pour une prophétie. Chacun a son opinion, oui, mais il semble qu'une seule ait droit de cité lorsqu'on est un personnage public. Et ce n'est pas celle d'Hermanis. Relayé par les réseaux dits sociaux, le tollé provoqué outre-Rhin par cette prise de position a donné des boutons à la bobosphère parisienne, dont certains représentants ont décidé de se payer le metteur en scène, quel que soit ce qu'il allait proposer. Les dés étaient pipés, ce fut la première pollution de cette production.

Peu importent pour moi les idées d'Alvis Hermanis, il a absolument le droit de penser comme il le veut. J'attends de lui qu'il fasse son travail de metteur en scène, et rien dans cette production de La Damnation ne renvoie à ce problème migratoire. En d'autres termes, il ne se sert pas de son théâtre comme d'une tribune, il a sa propre vision de ce que pourrait être Faust aujourd'hui, et ce n'est que de cela dont il nous faut parler. Et en aucun cas de proclamer : "On ne saurait que trop lui conseiller d’embarquer à bord de la prochaine navette pour Mars. Là-bas, il sera en sécurité", comme ce fut écrit dans un célèbre forum dont certains rédacteurs mériteraient un certificat de bienpensance. Auquel il faudrait ajouter un prix du raccourci consternant, l'allusion à la planète Mars n'étant en rien gratuite et sombrant dans la facilité la plus grotesque.

Car pour ceux qui l'ignoreraient encore, tout le travail d'Hermanis est fondé sur le projet Mars One, imaginé par le grand scientifique Stephen Hawking. Pour faire simple, la vie sur terre deviendra impossible à moyen terme, et la seule solution pour que l'espèce humaine perdure est de partir s'installer sur Mars. Fuite en avant ou fascination prométhéenne pour une victoire de la raison sur le sacré, suivant en cela son rêve de découverte de la Théorie du Tout ? Un peu des deux, et même plus tant le personnage est riche et complexe. Voir en lui un Faust du XXIème siècle n'est pas, en soi, une idée saugrenue. L'aporie, qui est le point de départ du Mythe, peut même être vue comme atteignant son paroxysme chez Hawking. Cet homme, génie de la science, successeur de Poincaré et d'Einstein par ses travaux sur la Relativité Générale, ses découvertes sur les Trous Noirs, se trouve impuissant devant la maladie incurable, une sclérose latérale amyotrophique, qui le cloue sur un fauteuil et l'empêche de parler. Alors pourquoi pas un pacte avec le Diable, sous forme de "tout ou rien", voyage interstellaire sans billet de retour, avec Méphistophélès en grand ordonnateur ? Les candidats au projet Mars One se sont bousculés, même si ce dernier a du plomb dans l'aile pour de multiples raisons, dont le simple problème du coût n'est pas la moins importante. Hermanis y croit, ou du moins semble y croire, Hawking ayant engendré de nombreux adeptes. Ce qui, au passage, en dit long sur le pessimisme ambiant, faisant passer le "No Future" des défunts punks pour une gentille bluette. Oui, l'idée se tient. Elle peut avoir du sens. Le seul problème est que le résultat scénique la pulvérise.

Si l'on regarde dans le détail chaque élément de la mise en scène, on se rend compte qu'Hermanis a travaillé son sujet avec un souci de "coller" au projet que l'on ne peut que louer. C'est d'ailleurs une de ses caractéristiques, souvenons-nous que chaque tableau exposé au musée de son Trovatore "rêvé" nous renvoyait à un personnage ou une situation. Rien n'est gratuit, le hasard n'a pas sa place. Mais "penser" ne suffit pas, il faut que l'oeil sache où se poser et, surtout, que le propos ne nécessite pas un mode d'emploi sous forme de notice explicative en cinq volumes. Les plus courageux, ayant pour certains vu cette production plusieurs fois, en arrivent à des conclusions différentes, parfois même en se contredisant eux-mêmes d'une soirée sur l'autre. Et le fait que certains détails aient évolué (ou aient disparu) au fil des représentations n'y change rien, cette mise en scène restera pour moi totalement hermétique, en plus d'être visuellement difficilement supportable. Sans même parler de l'absence de référence au "sacré", voire au divin. L'une des limites du parallèle Faust/Hawking se situe là, dans ce refus de considérer la dimension "spirituelle" de l'oeuvre comme essentielle. Certes Hawking se proclame athée, mais alors une bonne partie de la conception d'Hermanis se heurte, nolens volens, au livret. Damnation et rédemption sont des termes qui n'ont de sens que si on les insère dans le récit d'une histoire où l'immortalité de l'âme, au sens théologique du concept, est centrale. Dieu absent, ou Dieu mort ? Hermanis élude, n'apportant pas de réponse nietzschéenne. Il se rapproche, et là rejoint Hawking, de Michel Foucault qui écrivait, dans Les mots et les choses : "Ce qu'annonce la pensée de Nietzsche c'est l'éclatement du visage de l'homme dans le rire, et le retour des masques, c'est la dispersion de la profonde coulée du temps par laquelle il se sentait porté et dont il soupçonnait la pression dans l'être même des choses ; c'est l'identité du Retour du Même et de l'absolue dispersion de l'homme". Oui, après tout pourquoi pas...sauf que l'on s'appuie sur un texte écrit quarante ans avant Zarathoustra, et cent-vingt avant l'essai de Foucault...Alors trahison ? Dans un certain sens oui, mais Hermanis va au bout de son idée et ne s'occupe que du personnage de Faust, pas de la projection métaphysique que l'on peut en tirer. Et n'oublions jamais que l'oeuvre n'est pas un opéra, mais une "Légende dramatique", qui devra attendre 1893 pour se voir mise en scène. Mise en scène qui ne peut être, de fait, qu'une pollution de la volonté de Berlioz.

Car occuper l'espace est une chose, le "remplir" en est une autre. Car le cœur à vingt ans se pose où l’œil se pose, chantait Brassens dans Les Amours d'antan. On peut dire la même chose pour le spectateur d'opéra, quel que soit son âge. Que regarder, quand les images se bousculent, se superposent, s'entrechoquent même ? Profusion de danseurs et de figurants, qui lors des premières représentations se marchaient dessus, ballet de cages de verre (que Lissner semble beaucoup aimer...Y verra-t-on Leonora s'y cloîtrer, Beckmesser y compter les points ou Gilda y mourir ?), détails fugaces comme cette apparition d'Adam et Eve, et surtout, surtout, omniprésence de la vidéo. Impression de regarder un film muet accompagné par un orchestre et des chanteurs qui "commentent", comme cela se faisait avant la sortie de The Jazz Singer en 1927 ? Presque, tant l'image kidnappe le regard. Mais si ce qui nous était proposé était qualitativement combarable à l'oeil cinématographique d'un Griffith, d'un Murnau ou d'un Von Stroheim, cela pourrait encore passer. Là, malgré des emprunts à Microcosmos, nous avons plutôt le "privilège" de subir un documentaire bas de gamme destiné aux collégiens pour meubler l'heure d'absence du professeur de Sciences Naturelles (pardon...de SVT...) une fin d'après-midi de vendredi pluvieux. Car tout y passe, du ballet des baleines à bosse à celui des méduses, des colonies d'insectes aux éruptions volcaniques, de la course de spermatozoïdes avec son vainqueur parvenant à féconder l'ovule au foetus in utero. Sans oublier la charmante scène qui restera dans les mémoires, dite de la "copulation des escargots". Enfin, dans les mémoires de ceux qui auront eu la "chance" de l'admirer, cette séquence devenue mythique n'ayant pas survécu aux premières représentations, remplacée par un interminable plan sur de simples brins d'herbe. Il est fort possible que Sophie Koch n'ait que modérément apprécié d'entrer en scène pour chanter D'amour l'ardente flamme sous les rires ou les huées d'un public se demandant ce que les ébats langoureux de deux amants, fussent-ils gastéropodes, venaient faire dans la chambre de Marguerite. Bravo à elle d'avoir tenu le coup, mais on peut envisager qu'une petite conversation avec Lissner a eu raison du show des mollusques. Hermanis, pas particulièrement en position de force, n'aurait pu que s'exécuter. Ce qui ne changea pas grand chose à la réception de sa mise en scène, conspuée à chaque représentation (certes moins violemment au fil des soirées, d'autant qu'il ne se présenta plus aux saluts après la première). Avec ou sans escargots, le propos pèche par sa lourdeur didactique, tout ou presque étant souligné par l'image. Ou par le texte, inepte, projeté lors d'un prologue muet histoire de bien nous faire comprendre qu'avec ou sans COP21, nous sommes foutus. Et puisque nous partons pour Mars, voilà la navette Curiosity, dressée de façon quasi phallique, son décollage, son vol gracieux, son "amarssissage", symboles d'espoir et de renouveau, tout cela au milieu d'images d'érutions volcaniques. Beau comme l'antique pour certains, totalement inepte pour d'autres dont je fais partie. Ma propre imagination se trouve elle aussi polluée par l'obligation qui m'est faite de contempler l'apothéose du double de Faust devant un ballet de méduses, pour qui les romantiques avaient de l'empathie, à l'image de Shelley, et n'étaient plus animés par la répulsion des anciens qui l'assimilaient à la gorgone. La chanson de Brander n'a guère besoin d'être illustrée par un grouillement de rats de laboratoire, pour ne rien dire de celle de la puce, qui voit une partie des danseurs et des figurants se gratter en écoutant Méphisto. Que le projet Mars One me laisse totalement indifférent et ne me fasse pas rêver, ayant encore tant de choses à voir et à vivre sur notre bonne vieille terre, importe peu. Hermanis peut tout à fait s'en servir pour illustrer sa vision de Faust. Mais pas de façon professorale, doctorale, redondante en en faisant un cours magistral sous forme de documentaire bien surligné. Plus encore que dans le Tristan de Sellars, le spectateur est contraint de laisser sa propre imagination au vestiaire, tant il est vampirisé par ce qui est imposé à son regard. Pris individuellement, Katrina Neiburga et Alla Sigalova sont très probablement de très grands vidéastes et chorégraphes (on oubliera Christian Longchamp, "responsable" de la dramaturgie. Quelle dramaturgie ?), et je l'ai dit, Hermanis peut être un excellent metteur en scène. Mais le mélange ne prend pas, probablement pour une raison très simple : son idée tient en une ligne, à savoir que Stephen Hawking est le Faust de notre temps. Pour le reste, il meuble.

Avec, et je lui reconnais cela, une idée superbe. La présence durant tout l'ouvrage de Stephen Hawking allant et venant sur la scène dans son fauteuil, sous les traits du fabuleux danseur qu'est Dominique Mercy. Sa performance tutoie l'exceptionnel, contraint de rester assis durant plus de deux heures, en actionnant sa machine, en subissant une interminable séance probablement très éprouvante dans un simulateur d'apesanteur (heureusement pour lui, juste avant l'entracte...), et en conservant toute la légèreté et la grâce corporelle nécessaire à ce qui est pour lui une envolée lors de l'apothéose finale, où ce double de Faust est rédimé en lieu et place de Marguerite. Extraordinaire moment de théâtre que l'on doit à un artiste fabuleux, successeur de Pina Bausch à la tête du Tanztheater Wuppertal. Le public n'a pas suffisamment, à mon sens, salué ce génial danseur pour ce qu'il lui a offert. Mais dans un tel contexte, peut-on lui en vouloir ?

 

La Damnation de Faust à Bastille - Une histoire de pollution.

Bryn Terfel, Dominique Mercy, Sophie Koch, Jonas Kaufmann.

 

J'ai parlé d'absence de dramaturgie, et c'est un euphémisme en ce qui concerne les personnages supposés être "mis en scène". Hermanis semble ne s'être intéressé qu'à Dominique Mercy, laissant Faust, Méphisto et Marguerite se débrouiller comme ils le peuvent, peinant à trouver leur place sur un plateau embouteillé ou a contrario totalement vide, seuls moments de repos pour l'oeil à la condition d'occulter les vidéos. Mais là, ils errent comme des âmes en peine dans un noir dont je doute qu'il soit supposé suggérer le vide sidéral. D'autant qu'il provoque des contre-sens assez comiques avec le livret, Faust chantant Et la nuit sans étoiles qui vient d'étendre au loin son silence et ses voiles sous un ciel dans lequel on pourrait s'amuser à rechercher les différentes constellations. Nous ne sommes plus à ce détail près, et les artistes concernés ont suffisamment de métier pour se trouver une contenance. Plus grave est le traitement infligé au choeur. La Damnation est conçue comme un oratorio, dans lequel les choeurs ont une place prépondérante. Alors quitte à la mettre en scène, autant les faire "jouer". Mais non, Hermanis les laisse campés au fond de la scène, parfois en deux blocs à cour et à jardin, et le résultat est que pour eux, nous sommes proches d'une version de concert. Ce qui pose tout de même de gros problèmes de cohérence. Impossible de faire la différence entre soldats et étudiants, par exemple. Ou, plus grave, de rendu sonore. L'écriture chorale de Berlioz est d'une très grande richesse, et tout apparaît noyé dans une sorte de halo, à l'image du Songe de Faust, page sublime ici sacrifiée. Quant à la disposition des masses, elle met en péril certains passages où l'écoute mutuelle est indispensable. La fugue, par exemple, souffrit d'entrées très légèrement décalées, et ni Philippe Jordan ni José Luis Basso n'en sont responsables. À l'évidence, les choristes ne s'entendaient pas et quand on connaît la difficulté de cette fugue, une parfaite précision aurait tenu du miracle. Disposer d'un effectif choral de cette qualité, surtout depuis que Basso en est responsable, dans une oeuvre où il a autant d'occasions de se mettre en valeur et en arriver à un tel résultat n'est pas une erreur, c'est une faute. Avant de déplorer le manque de nuances, la prononciation défectueuse ou l'absence de respect des différents plans sonores, comme j'ai pu le lire dans certaines critiques, il faut tenir compte de ce paramètre. Et saluer, malgré tout, ce que ces artistes ont pu réaliser.

Rien à dire sur le Brander efficace d'Edwin Crossley-Mercer, sonore et bien chantant, trop peut-être pour un personnage rustique et supposé être ivre. Pas de problème non plus avec la voix céleste de Sophie Claisse, dont le seul souci est de correctement placer ses Margarita avec une voix proche de la voix d'un enfant, ce qu'elle réussit parfaitement.

Je ne suis pas certain que le travail d'équipe, pour une nouvelle production, a été une partie de plaisir entre les trois principaux solistes et Hermanis. je devrais dire les quatre, Bryan Hymel ayant assuré tout le travail en amont, et chanté la Générale, en l'absence de Kaufmann, arrivé plus tard, en témoignent toutes les photos proposées sur le programme. Chacun a, visiblement, composé lui-même son propre personnage. Et en ce qui concerne Bryn Terfel, cela vaut peut-être mieux car il a pu ainsi incarner le Méphistophélès qu'il souhaitait, adapté à sa voix et à sa personnalité. Sarcastique plus que diabolique, pas du tout "démoniaque" dans l'approche du rôle, il privilégie le texte dans lequel il mord à pleines dents avant de le déguster. On cherchera, et trouvera, chez d'autres la couleur sombre des basses habituellement distribuées dans ce rôle. Beaucoup plus proche du baryton, voire baryton tout court, Terfel ne cherche jamais à noircir le timbre pour "faire méchant", il se contente de chanter. Et admirablement, offrant un Voici des roses (passage que le grand André Pernet redoutait plus que tout le reste) sublime de tenue, de ligne, semblant retarder chaque syllabe, créant ainsi un moment de suspension quasi hypnotique. Et quelle projection, dans l'ensemble du nuancier, quelle faculté à varier les couleurs, parfois à l'intérieur d'une seule et même phrase...Avec un minimum d'effets, il parvient à faire qu'on ne remarque que lui dans les scènes de foule, et à se faire plus discret dans les moments plus intimistes. Une composition exceptionnelle, vocalement et scéniquement.

 

 

 

 

 

La Damnation de Faust à Bastille - Une histoire de pollution.

Dominique Mercy, Sophie Koch.

 

Ce qui est admirable avec Sophie Koch est qu'elle parvient à faire exister le personnage de Marguerite, dont on est en droit de se demander ce qu'il vient faire dans une telle conception de l'ouvrage. Absente de toute la première partie, elle apporte avec elle la lumière qui éclaire toute la seconde. La question qu'elle pose, dans son analyse du rôle, est très pertinente. Marguerite existe-t-elle ou n'est elle que le fruit de l'imagination de Faust ? Privée de son apothéose au profit de celle de Faust/Hawking, elle n'est guère aidée par Hermanis qui semble ne la traiter que comme une ménagère en quête de sensations fortes. Scéniquement, elle ne peut rien offrir alors seul le chant nous la fait apparaître vivante. Et quel chant...Après avoir affronté les difficultés surhumaines de Sélika dans Vasco de Gama à Berlin en mettant ses tripes sur le plateau et en s'en sortant avec bonheur, annonçant une évolution vers un répertoire de soprano dramatique, Marguerite la voit revenir à une tessiture plus centrale, dans laquelle sa couleur originelle de mezzo fait merveille. La partition ne lui offrant aucun moment réellement "théâtral", et Hermanis ne faisant rien pour lui en inventer, elle compose son personnage comme si elle était le seul élément "humain" de cette légende. Beaucoup moins fragile que ce qu'on a l'habitude d'entendre, beaucoup moins "jeune fille", elle se présente en femme amoureuse (et entreprenante), en distillant ses interventions plus comme des Lieder que comme des "airs d'opéra". Elle passe, chante, et c'est sublime, tant dans le legato que dans le phrasé, la pureté de l'aigu et la puissance de graves jamais écrasés. Marguerite est certes moins exigeante vocalement parlant que ses dernières incarnations, mais comme elle n'a pas le "théâtre" en soutien, elle ne peut compter que sur sa seule voix et son seul chant. Et c'est une véritable leçon de cantabile qu'elle nous offre, dans une Chanson du Roi de Thulé ou un D'amour l'ardente flamme qui arrêtent le temps. Et pourtant, il lui a fallu beaucoup de force et de concentration pour oublier le cadre dans lequel elle devait les chanter. Le spectateur, lui, ne pouvait rien faire d'autre que de fermer les yeux. Malheureusement, elle pèche toujours par sa prononciation de la langue française (il faut bien lui trouver un défaut, mais peut-elle encore le corriger ? Autant l'allemand semble être sa langue maternelle, autant son français est souvent inintelligible). Souci certes moins grave dans cette oeuvre, comme dans Werther, le livret étant bien connu, que dans Le Roi Arthus ou Vasco de Gama. Mais il est tout de même dommage que la seule artiste française du trio justifie le surtitrage...

Il faut dire que le texte de Gandonnière et Berlioz d'après la traduction de Nerval est un régal pour les chanteurs, et Terfel, je le répète, le magnifie. Sans surprise, il en va de même pour Jonas Kaufmann, comme toujours irréprochable sur ce plan-là. Je l'attendais avec impatience, après son inquiétant Bacchus d'octobre, et les annulations multiples qui suivirent (divers récitals Puccini, deux Don José à Londres). Visiblement, et surtout audiblement, ce temps de repos lui aura fait du bien, et il a assuré l'ensemble des représentations où il était programmé (mais une nouvelle annulation privera les madrilènes de sa présence pour un concert Mahler, Britten et Strauss le 10 janvier, à l'occasion des 200 ans du Teatro Real...). Oui, à Paris il allait mieux, et il aurait même pu doubler le nombre de soirées, vu l'approche vocale de Faust qui fut la sienne.

Pouvoir chanter piano en  projetant la voix est évidemment une qualité, et chez lui un art dans lequel il est passé maître. Mais ce que j'ai souvent appelé sa "signature" n'a de sens que lorsqu'elle est justifiée, lorsque l'interprétation, le texte, le sentiment à faire passer l'imposent. En choisissant de tout chanter ainsi, sans jamais dépasser la nuance mezzo forte, il a offert des moments sublimes, mais il n'a pas été Faust tel que Berlioz l'a voulu, et je dirai même qu'il ne l'a pas été du tout. Car des passages merveilleux comme Nature immense ou Merci, doux crépuscule ne ressortent plus, à partir du moment où ils sont chantés très exactement comme tout le reste. Cette technique devient un système, certes très bien rodé (même si, une fois encore, je suis bien obligé de noter que le timbre a considérablement perdu en richesse harmonique par rapport à ses prestations d'il n'y a pas si longtemps), système dont il abuse. Dans toute la première partie, il paraît absent, cherchant probablement à "jouer" l'errance mais le résultat est terne et manque de couleurs et de variations, Oh ! je souffre ! sonnant très exactement comme Sans regret j'ai quitté les riantes campagnes qui le précède, pour ne citer que cet exemple. Pris de façon isolée, les deux grands monologues de la seconde partie seraient remarquables (il semble d'ailleurs plus impliqué), mais inclus dans un "tout" qui se veut scénique, ils sont noyés. Kaufmann réussit l'exploit de chanter l'ensemble du rôle sans, qu'à l'issue des représentations, on puisse dire s'il a vraiment la voix pour interpréter Berlioz. Car toutes les notes sont là, oui, et sans accident ni difficulté audible, mais le moins que l'on puisse dire est qu'il les adapte à ses possibilités actuelles. Les fameux ut dièse (où, il faut être honnête, tout le monde l'attendait) sont donnés, mais comment ? En voix mixte, voire en falsetto certains soirs. Ce qui ne serait pas très grave en soi s'ils ne se plaquaient pas sur un texte. Imagine-t-on un homme amoureux susurrer Marguerite est à moi avec un aigu donné pianissimo à la limite de la voix de tête, alors que ce "moi" devrait être triomphal, Faust étant alors dans un état d'exaltation quasi orgasmique ? Contre-sens absolu dans l'interprétation, mais la note est passée. Et c'est là que la question se pose, cruelle mais bien réelle. Depuis quand Kaufmann n'a-t-il pas "balancé" un aigu à pleine voix ? Sa technique lui permet tout, même d'éluder les difficultés, voire les risques. Comment sonnerait le "si" de Appelle-moi dans Werther aujourd'hui ? Nous savons tous qu'il n'est pas un "ténor à contre-ut", ce n'est pas nouveau et il est loin d'être le seul dans ce cas. L'Histoire du chant en a donné de merveilleux, à commencer par Bergonzi. Mais quand ce dernier s'y attaquait, il y jouait sa soirée. Et toute la question que je me pose sur le Kaufmann d'aujourd'hui est résumée dans cette attitude. Il est, pour le meilleur, dans le calcul mais il n'est pas dans le don. Où est la prise de risque, qui n'est en rien une obligation, mais qui le devient quand on s'attaque à une partition qui touche, voire dépasse, ses limites ? Tous les grands chanteurs ont un jour "craqué" une note, note que des centaines d'autres fois ils offraient divinement. Et je ne parle pas de notes optionnelles, ajoutées pour se faire valoir, je parle de notes écrites, voulues par le compositeur. Cet ut dièse que doit donner Faust est peut-être l'acmé du rôle, le moment où le personnage s'oublie, se lâche, dans une illusion d'extase. Mais Kaufmann refuse le risque, alors que tout le monde lui aurait pardonné un possible accident. Mais, en vérité, le peut-il ? La réponse se trouve peut-être dans ce duo, et surtout dans le trio qui suit, où tout simplement on ne l'entend plus, totalement éclipsé par Koch et Terfel (qui pourtant ne ménagent pas leurs efforts pour maintenir un équilibre). À trop vouloir user de son système, peut-il encore donner un vrai forte passé le haut-médium ? Encore une fois, c'est peut-être là que se situe la limite d'une technique fabriquée, artificielle, qui a merveilleusement fonctionné durant dix ans, mais qu'aujourd'hui le corps refuse. À un point tel que je commence à me poser de sérieuses questions sur la position "off" des micros lors de son récital parisien consacré à la chanson et l'opérette allemandes...

J'ai entendu Kaufmann, avec sa musicalité, son sens du phrasé, j'ai vu un artiste réussissant à camper un personnage sans l'aide d'un metteur en scène. C'est bien. Mais je n'ai pas entendu Faust, et, surtout, je n'ai pas entendu ce que demande Berlioz. Quelques bribes captées des prestations de Bryan Hymel, en particulier la Générale, me font furieusement penser à une erreur de casting. Mais Hymel est moins glamour que Kaufmann, et attire moins les foules, surtout si l'on considère le prix des places. Enfin, il les attire moins, pour l'instant...

Il est vrai aussi que la direction de Philippe Jordan m'a laissé pour le moins perplexe. Il semblerait qu'il se soit plus investi au fil des représentations, mais ce que j'ai pu entendre fut très loin de mes espérances. Manque total de folie (les sylphes, les follets), caricature (la Marche hongroise...il ne lui manquait que la perruque pour offrir une imitation de de Funès...) et absence de contrastes dans une partition qui n'est faite que de cela. Tout est parfaitement en place, carré, métronomique...et fort peu berliozien. Il nous reste les parties solistes pour nous envoler (Ah...ce cor anglais...encore Christophe Grindel, je suppose). Mais la laideur du plateau m'ayant permis de très souvent regarder le chef, je me suis rendu compte que lui non plus n'était pas vraiment attiré par ce qui se passait sur scène. Mon petit doigt me dit que l'ambiance n'a pas dû être au beau fixe lors des répétitions...

 

Un cycle Berlioz est programmé, et probablement bouclé. Je ne souhaite qu'une chose : que l'on donne à cette maison les moyens humains plus que financiers de proposer de grandes soirées. Car cette production a certainement coûté très cher, pour un résultat catastrophique. Mais il semble que le "cachet" d'un taureau scandalise plus les foules que le blanc-seing accordé à un metteur en scène qui n'a pas su aller au bout d'une idée au départ intelligente. Que Jordan ait les moyens de ses ambitions, il n'y a aucune raison pour qu'il ne fasse pas sien l'univers de Berlioz. De toute façon, les autres ouvrages seront de "vrais" opéras. Et Hermanis nous doit une revanche.

Et merci à Sophie Koch, Bryn Terfel, Dominique Mercy et, pour quelques minutes, à Jonas Kaufmann d'avoir sauvé ces soirées du désastre.

 

Viens revêtir ta beauté primitive qu'une erreur altéra...

 

© Franz Muzzano - Janvier 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

 

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6 novembre 2015 5 06 /11 /novembre /2015 21:43
L'Elisir d'Amore à Bastille - Dans l'évidence du partage.

Aleksandra Kurzak.

 

Au milieu des polémiques quelque peu stériles sur la prétendue "authenticité" d'une oeuvre inachevée, la présence d'un taureau vivant sur une scène d'opéra ou, plus important car détourné de son sens, le problème de la "liberté d'expression" (j'y reviendrai), il est bon de revenir aux fondamentaux. Pourquoi l'art lyrique est-il un art vivant, et pourquoi doit-il le rester, même avec des oeuvres avoisinant les deux siècles d'existence ? La question pourrait sembler saugrenue tant le public se presse à chaque production, mais n'est-ce pas un peu toujours le même ? Abonnés souvent, mécènes pour quelques-uns, passionnés pour beaucoup, la foule des grands soirs est souvent en pays de connaissance dans les travées de Bastille ou d'ailleurs. Oui mais pour que cet art puisse vivre, pour que le néophyte ressente l'envie de passer la porte des temples en ne se disant pas "cela n'est pas pour moi", il faut lui offrir de temps en temps, entre deux propositions réservées aux initiés ou nécessitant un mode d'emploi, des soirées où tout semble évidence, tout paraît "facile", tout lui est offert. Des soirées de pure jubilation dans lesquelles il ressent le désir de l'offrande et mieux, le désir du partage. L'Elisir d'Amore est, parmi quelques autres, l'ouvrage idéal pour cela. Encore faut-il que la production proposée soit à la hauteur de l'ouvrage. Il fut un temps pas si lointain où le service dit public aurait programmé un "prime", qui aurait peut-être amené quelques milliers de téléspectateurs à se dire "c'est aussi pour moi", et à se rendre dans les théâtres. Ce n'est plus le cas, tant pis...Cet Elisir est pourtant à la fois cure de jouvence et grand cru classé.

La mise en scène de Laurent Pelly ne date pas d'aujourd'hui mais quelle importance ? Elle est maintenant bien connue, et a le double mérite d'être à la fois parfaitement réglée et suffisamment ouverte pour permettre aux artistes de proposer leur propre interprétation. On pouvait craindre que le plateau de Bastille ne soit trop vaste et noie quelque peu l'action mais il n'en est rien. Au contraire, chacun peut évoluer comme il le souhaite, faire vivre son personnage et habiter l'espace. Un espace/paysage à la fois grouillant de vie et sorti de nulle part comme on en voit partout quand on sait regarder, mais qui évoque tout autant l'univers du cinéma italien et le petit monde de Tati. Des silhouettes venues d'Amarcord peuplent un décor minimaliste inspiré du Visconti d'Ossessione ou de l'Antonioni d'Il Grido, avec ces instants de vie quotidienne sans rapport avec l'action mais qui ramènent au quotidien, tels ces cyclistes ou ce chien traversant la scène, tout droit sorti de Mon Oncle. Et puis ce personnage inerte, cette pyramide de bottes de foin, couche pour Adina, cachette pour Nemorino, gradins pour les villageois qui regardent le spectacle. C'est peut-être ce sentiment de "proximité" qui fait la grande force du travail de Pelly, et qui est ici parfaitement mise en valeur par les interprètes. L'Elisir n'est pas une histoire citadine, elle est "rurale" en ce sens que tout le monde se connaît, le secret n'existe pas. Certains ont regretté le manque de distance entre Adina et Nemorino, dû à leur différence de classe sociale. Mais c'est oublier qu'ils ont grandi ensemble, dans cette même campagne, et qu'ils sont restés enfants dans l'âme, tout simplement parce que les rapports de classes s'amenuisent quand on n'a que prairies, clairières et bottes de foin pour terrain de jeu. Certes elle est cultivée, lui est peut-être analphabète, mais ils partagent le même soleil. Oui, elle lit la légende de Tristan quand lui s'en moque comme de son premier lance-pierres, mais leur complicité ne peut qu'être évidente, j'oserai dire consanguine. Car liée à la terre. D'où la légitimité de Dulcamara, dont l'Élixir pulvérise la symbolique du philtre, et la résignation rapide de Belcore, qui sait très bien qu'il en "trouvera une autre". Nous ne sommes évidemment pas dans le drame, mais pas non plus dans la farce. Nous sommes dans la vie-même, dans ce qu'elle a de plus simple.

L'Elisir d'Amore à Bastille - Dans l'évidence du partage.

Roberto Alagna, Ambrogio Maestri.

 

La vie, oui, et ce qu'elle implique de partage pour tout véritable artiste. C'est ainsi que la répétition générale du 30 octobre fut vécue comme une véritable "première". Je me faisais cette réflexion après y avoir assisté, et le lendemain j'entendais Roberto Alagna en interview dire très exactement la même chose. Chacun y a tout donné, et la "première officielle" du 2 novembre ne fit que confirmer ce sentiment (incident heureusement bénin de la chute de Donato Renzetti lors des saluts mis à part...). Est-ce pour cette raison que, sauf erreur de ma part, je n'ai pas entendu la célèbre annonce précisant que "comme cette soirée n'est pas une représentation mais une ultime séance de travail, les artistes ne sont pas tenus de chanter à pleine voix" ? Oubli sans grande importance ou omission volontaire demandée par l'équipe ? Toujours est-il qu'à aucun moment le sentiment de vivre une générale ne m'habita. La fièvre, l'urgence, le désir de communier (sans cabotinage aucun) avec le public étaient bien présents. Et chez tous.

À commencer par le choeur, rarement entendu aussi précis musicalement, et encore plus rarement vu aussi présent scéniquement. Véritable personnage, "choeur" au sens théâtre antique du terme, il réussit la performance de faire valoir les individualités au milieu d'une parfaite unité sonore. Chacun a son rôle, chacun prend un plaisir évident à commenter, à vivre l'action, tout en offrant un rendu de la partition millimétré. J'avais émis quelques réserves l'an passé à l'occasion de Faust, tout en précisant que les références de José Luis Basso ne tarderaient pas à les effacer. C'est chose faite, et de quelle manière !

À vingt-cinq ans, Mélissa Petit fait ses débuts à l'Opéra de Paris, et le moins que l'on puisse dire est qu'elle prend le rôle de Giannetta à bras le corps. Rôle souvent quelque peu sacrifié, mais qui prend ici une consistance (et une importance dans "l'action annexe") rarement entendues. Et la voix est belle, bien projetée et joliment timbrée. De toute évidence, une artiste à suivre de près.

S'il fallait poser sur ces soirées quasiment parfaites un tout petit bémol, il concernerait le Belcore de Mario Cassi. Non que la voix soit quelconque, bien au contraire. Elle est superbement timbrée, et se joue sans peine de l'agilité que les vocalises de Donizetti lui imposent. Simplement, pour un baryton qui fait aussi ses débuts "in loco", j'aimerais l'entendre ailleurs, dans un théâtre plus "confortable", à l'italienne, car Bastille semble vraiment trop immense pour lui. La mise en scène de Pelly propose souvent un grand vide entre cette botte de foin (qui absorbe le son) et la trattoria. Pas de mur, pas de fond de scène, pas de possibilité de voir sa voix répercutée. D'où la nécessité d'une projection naturelle, franche et non forcée. À l'évidence Mario Cassi ne la possède pas encore, mais il chante avec sa voix...même si cela nécessite de tendre l'oreille.

Problème qui ne concerne évidemment pas Ambrogio Maestri. Là, nous atteignons le gigantesque, le grandiose, le foudroyant et pas seulement parce qu'il n'a qu'à paraître pour incarner Dulcamara. Certes, le double mètre est dépassé et le quintal est un doux souvenir, mais un corps gargantuesque n'implique pas une voix du même...tonneau. Et pourtant, dans une apparente facilité, le Dottore s'impose, prodigieux d'aisance, dégustant avec délice toutes les subtilités de son texte, avec un sens du mot justement posé simplement hallucinant. Et, toujours, un souci de "chanter" un rôle qui n'est trop souvent que "déclamé". Habitué du personnage, comme il l'est de Falstaff, il est simplement dommage que ne lui soient pas plus souvent confiés des incarnations d'autres barytons où il excellerait, comme il le fit l'an passé en Scarpia à Barcelone.

 

Che vuol dire codesta sonata...Udite, udite, o rustici ! Ambrogio Maestri et choeurs -

Bastille, 2 novembre 2015.

 

Beaucoup viennent écouter L'Elisir pour le ténor en général, et la Furtiva lagrima en particulier. Ainsi, les plus très jeunes se souviennent de la précédente production signée Otto Schenk à Garnier en 1987, non pas pour l'Adina de Daniela Mazzucato ni le Belcore de Bernd Weikl (là, l'oubli est préférable...), à peine pour le Dulcamara pourtant encore très vert de Bacquier. Non, tout le monde était venu pour Pavarotti, et n'a gardé que lui en mémoire. Roberto Alagna était attendu, voire guetté au coin du bois. Après une saison 2014/2015 marquée par une reprise du Cid, une prise de rôle en Lancelot et diverses annonces d'ouvrages considérés comme "lourds", Nemorino était vu par certains comme "ne pouvant plus être dans ses cordes". D'autant que cinq jours avant la générale, il triomphait à Berlin en Vasco de Gama. C'était méconnaître à la fois l'artiste et, plus simplement, le rôle. Nemorino n'est pas un rôle di grazia, il nécessite une voix qui certes doit être parfois élégiaque (mais jamais éthérée), mais qui doit toujours s'imposer soit dans des duos ou des ensembles, soit dans des récitatifs percutants. En d'autres termes, une voix d'une grande flexibilité dotée d'une grande réserve. Car le rôle est épuisant, de par sa longueur assez inhabituelle et la variété des sentiments demandés. Il est passionnant de comparer les deux soirées de Vasco de Gama données les 18 et 25 octobre derniers. Entre les deux, Alagna avait commencé les répétitions de L'Elisir. Et à l'évidence, la "place" de la voix utilisée pour Nemorino a influencé son ultime Vasco. Déjà, dans toutes les représentations qui avaient précédé, il avait cherché à chanter "léger", utilisant à merveille ses résonateurs faciaux pour faire "sonner" la ligne très haute de Vasco en privilégiant la nuance piano (ce qui rendait ses forte encore plus impressionnants) dans un chant parfaitement projeté. Très exactement comme il l'avait fait dans Rodrigue (la comparaison entre Ô (doux) paradis et Ô Souverain...est à cet égard passionnante). Et il n'y a pas de différence d'intention entre son Vasco et son Nemorino, il n'y a qu'une différence de dégré imposée par l'orchestration. Si Alagna peut chanter à la suite des rôles aussi dissemblables, la raison en est très simple : il recherche perpétuellement la clarté de l'émission, ne cherche pas (plus ?) à sombrer. Bien évidemment, il n'a pas la même couleur vocale à 52 ans qu'à 30. Son Nemorino est aujourd'hui plus corsé, et de fait peut-être encore mieux adapté au personnage tel qu'il le présente maintenant. Un Nemorino "mâle", jeune adulte bien plus qu'adolescent, probable analphabète mais pas du tout simplet. À mille lieues des Nemorino aseptisés que l'on entend parfois, voire souvent. Et cette aisance due à la parfaite connaissance de sa voix lui permet de tenir sur la longueur ce rôle éprouvant (après Vasco...) sans que la moindre fatigue ne se fasse sentir (je ne dis pas qu'elle n'est pas là, je dis qu'elle est parfaitement gérée). On aurait pu penser que les vocalises seraient aujourd'hui plus difficiles, vu ses rôles précédents. Il n'en est rien, l'agilité est restée la même. Quant aux aigus (non écrits par Donizetti, et que certains pourtant lui reprochaient de parfois ne pas faire !), ils sont là et bien là, avec un magistral contre-ut, entre autres. Tout cela en s'amusant, et en transmettant cette joie de jouer et de chanter à toute la salle. J'ai déjà pu dire à quel point il excellait à montrer les dilemmes, les contradictions, les doutes dans ses incarnations dramatiques (Rodrigue, Manrico, Werther et maintenant Vasco). À chaque fois il fallait l'observer avec précision, guetter le moindre regard, interpréter le plus petit geste. Nemorino ne lui demande pas cela. Il aime Adina, depuis toujours et, comme charnellement, viscéralement, il sait qu'elle l'aime. Habité aussi d'une pointe de noblesse (celle du coeur, la seule qui compte...), ce Nemorino-là ne doute pas, même à la fin du I, vécue comme un simple accident de parcours. Et comme Belcore ne se fait pas plus pressant que ça, il sait presque de façon "animale", instinctive, qu'il ne perdra pas celle qu'il aime. Alors il chante, boit et reboit sans avoir le vin triste, danse, virevolte, parcourt la scène en tous sens, tel un Donald O'Connor qui se serait fait la tête d'un Harpo Marx ayant retrouvé sa voix.

 

Caro elisir ! Sei mio !...Chi è mai quel matto ?...Bravissimo !

Roberto Alagna, Aleksandra Kurzak - Bastille, 2 novembre 2015.

 

Et bien entendu, tous attendaient la célébrissime Lagrima, car faire le clown, même en chantant bien est une chose, magnifier la pure ligne belcantiste d'un des airs les plus exigeants du répertoire, avec son attaque piano sur un fa (zone périlleuse "d'entre deux" pour un ténor) en est une autre. Roberto Alagna a pour l'instant choisi d'offrir la version "classique" de l'aria, et non la version parisienne qu'il avait ressuscitée (je dis pour l'instant car avec lui, une surprise lors des représentations à venir n'est pas à exclure). Mais il en donne une interprétation en tous points exceptionnelle, qui justifie ce moment de suspension dans une oeuvre où tout s'agite sans le moindre temps mort. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que ce passage est pratiquement le seul proposant un phrasé mélodique régulier, Donizetti usant beaucoup pour tout le reste de rythmes pointés propices à la perpétuelle relance de l'action. Le temps s'arrête donc et, comme pour lui-même, Nemorino chante cette certitude de l'Amour partagé, comme apaisé. Un tel constat ne peut se faire de façon ostentatoire et Alagna offre cette aria comme la vraie Romanza qu'elle est, avec ce qu'elle suppose de legato, de cantabile et un nuancier qui, peu à peu, développe le pianissimo initial pour y mieux revenir. Et avec un travail sur la ligne et le souffle qui nous offre un si m'ama, lo vedo, lo vedo !...sans coupure, ornementé et decrescendo simplement sublime (que le chef a un peu de mal à comprendre, mais il faudra bien qu'il s'y fasse !).

Una furtiva lagrima - Roberto Alagna - Bastille, 2 novembre 2015.

 

Et Paris découvrait enfin Aleksandra Kurzak. Enfin, pas tout à fait. Elle avait été une somptueuse Maria Stuarda en juin dernier au Théâtre des Champs-Élysées, dans une production où le combat des reines était trop inégal tant elle pulvérisait, par sa musicalité, une Carmen Giannattasio impressionnante mais bien trop monolithique. Et où l'évolution de Francesco Demuro, après un Alfredo Germont joliment timbré mais ne passant pas les premiers rangs de Bastille, offrant un Leicester cette fois criard et dépourvu de couleurs, m'avait fait perdre les derniers espoirs que je pouvais porter en lui. Il fallait à cette cantatrice un cadre et un entourage à son niveau pour qu'enfin certains parisiens arbitres des élégances arrêtent de ne parler d'elle que comme de "la nouvelle Madame Alagna". Comme s'ils avaient oublié que sa carrière avait commencé bien avant leur rencontre, et pas dans n'importe quels théâtres : Met, Covent Garden, Scala...Spécialisée jusqu'il y a peu dans les rôles dévolus aux voix agiles et légères, son interprétation de Maria Stuarda avait montré qu'elle avait acquis une largeur dans le médium qui laisse présager une évolution vers des héroïnes plus lyriques et un répertoire plus vaste.

Habituée à travailler avec Laurent Pelly (c'est dans cette production qu'elle avait rencontré Alagna à Londres en 2012, et elle fut il y a tout juste un an une fantastique Marie de La fille du régiment à Madrid. On avait pu y voir tous ses talents de comédienne qui pense d'abord à chanter, et non pas à cabotiner au milieu d'airs sacrifiés, comme ce fut le cas dans cette même mise en scène avec une certaine...), elle est simplement rayonnante, dégageant une énergie communicative qui suffirait à éclairer et chauffer Bastille durant tout l'hiver qui s'annonce. Sorte de petite bombe de vitalité (la voir aux côtés de "l'hénaurme" Ambrogio Maestri apporte un supplément comique involontaire dont ils jouent avec un plaisir évident), elle impose une présence de tous les instants, même quand elle ne "fait" rien. Le tout avec un naturel dans le jeu qui répond parfaitement à celui d'Alagna. Et la voix ? Eh bien c'est Adina, voilà tout. Elle en a le timbre de fruit juteux, la ligne de chant qui se souvient du bel canto, la projection bien assurée même si la voix n'est pas gigantesque (elle le sait très bien, et ne force jamais, mais elle "passe" sans problème aucun), les aigus faciles et surtout le style fait d'alternance entre humour piquant et toujours à-propos et demi-teintes proches du sfumato portées par un parfait legato. À l'image d'un Prendi per me sei libero simplement jubilatoire.

Eccola....Prendi ;  per me sei libero...Ebben, tenete.

Roberto Alagna, Aleksandra Kursak - Bastille, 2 novembre 2015.

 

Donato Renzetti, à quelques détails près, mène cette danse, ce melodramma giocoso (car souvent on sent que le drame n'est pas loin, mais toujours compensé par un carpe diem permanent) d'une main ferme, précise et alerte. Il sait parfaitement comment ne pas exagérer le rythme pointé qui habille l'ensemble de la partition, en ce sens que rien n'est "sur-pointé", tout est dirigé pour que "ça avance", et il trouve un bon équilibre entre fosse et plateau, malgré un orchestre pas toujours à son meilleur (un accord plus "juste" entre les différents pupitres avant l'ouverture, ou un basson plus réveillé avant la Romanza n'auraient pas été du luxe lors de la générale...). Au fil des représentations, des ajustements se feront pour qu'il soit un tout petit peu plus à l'écoute de ce que les artistes proposent, et parfois inventent. Mais il est un vrai chef "lyrique", je n'ai aucune inquiétude.

 

Alors oublions le taureau vivant qui fait polémique et qui, aux dernières nouvelles, va très bien et est très heureux. Ne parlons pas des factures de téléphone d'un représentant syndical en vacances sans connaître l'ensemble du dossier, ou des comptes de la Grande Boutique qui seraient dans le rouge (quelle surprise...). Goûtons plutôt un moment de pur bonheur, qui confirme le retour au premier plan d'un chanteur d'exception qui mène, aujourd'hui, sa carrière avec une rare intelligence. Et consacre enfin une cantatrice promise au plus bel avenir dans des rôles qui pourraient bien, et ce assez vite, en surprendre beaucoup. N'oublions jamais qu'elle est d'abord pianiste et violoniste de formation, et a abordé le chant en musicienne parfaitement formée. Et si l'on regarde certains de ses rôles passés ou encore programmés (Gilda, Susanna, Rosina...), que l'on constate l'apport d'une fondamentale dans le grave qu'elle n'avait pas il y a encore deux ans, que l'on connaît son professionnalisme et sa capacité de travail, on ne peut que deviner une évolution qui rappelle fortement celle qui caractérise l'une de ses consoeurs, et pas n'importe laquelle...Mais je n'aime pas les comparaisons !

 

Merci à la créatrice de la chaîne Voxymore Channel pour m'avoir autorisé à utiliser ses vidéos, réalisées avec l'accord des artistes.

 

 

© Franz Muzzano - Novembre 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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15 octobre 2015 4 15 /10 /octobre /2015 00:23
Ariadne auf Naxos au TCE - Les femmes sans ombre.

Ariane endormie - Vatican, Musée Pio-Clementino - Copie romaine du IIème siècle après J.C., d'après un original hellénistique du IIIème ou IIème siècle avant J.C. (Pergame ou Rhodes).

 

Belles révélations, confirmations "in situ" de valeurs sûres, et constat du bien-fondé de certaines craintes, voilà ce qu'aura offert cette magnifique version du chef d'oeuvre de Strauss, souvent donné à Paris, mais rarement de façon si (presque) parfaite.

Tout d'abord, une question devait se poser. Le théâtre dans le théâtre pouvait-il se passer du "théâtre", en d'autres termes un ouvrage si scéniquement "animé" (sauf pour le duo "opératique", par essence statique) pouvait-il tenir en version de concert ? À l'évidence oui pour cette équipe-là, tant chacun a cherché à faire vivre son personnage, et ce même si pour deux d'entre eux, et non des moindres, l'obligatoire posture interdisant le véritable jeu d'acteur a pu par moment montrer ses limites. Mais a contrario, l'auditeur est amené à se concentrer plus que de coutume sur ce qu'il se passe à l'orchestre. Et là, plus de deux heures de bonheur lui sont proposées.

Si certains avaient encore des doutes concernant les qualités de Kirill Petrenko, ils ne peuvent qu'être dissipés après une telle prestation. Rarement le choix de Strauss d'un orchestre réduit, chambriste, aura semblé aussi justifié. Tout est distillé dans un souci de clarté, d'articulation, de dialogue avec les chanteurs, de travail sur les alliances de timbres permanent. Et la relance est perpétuelle, la direction très analytique ne nuisant jamais au flux du discours. Aucune hésitation n'est permise, le sauveur du Ring de ces dernières années à Bayreuth n'est pas le futur chef des Berliner Philharmoniker par hasard, loin s'en faut. Et les musiciens du Bayerisches Staatsorchester se comportent avec lui comme un ensemble de solistes au service de l'oeuvre, réagissant à la moindre intention. Une pure splendeur sonore sur laquelle il devient presque simple de chanter.

 

Et pour ce qui est de chanter, le moins que l'on puisse dire est que le plateau se surpasse. S'il fallait démontrer les bienfaits de la notion de troupe, une telle soirée serait amplement suffisante. À l'exception des quatre rôles principaux, tous sont en effet membres du Bayerische Staatsoper, et c'est un véritable ensemble que nous entendons, dans lequel chacun semble connaître l'autre par coeur. Oui, certaines voix sont encore peut-être un peu vertes, mais quelle fraîcheur dans chaque intervention ! Même Johannes Klama, dans le rôle parlé du Majordome, semble fredonner ses répliques, avec juste ce qu'il faut de "théâtre" dans la diction. Aucun "petit" rôle n'est sacrifié, à l'image du Laquais de Christian Rieger, du Brighella de Matthew Grills, du Maître de ballet de Kevin Conners, de l'Arlequin (certes un peu léger, mais touchant) d'Elliott Madore, du Scaramouche de Dean Power, du Truffaldino de Tareq Nazmi, jusqu'aux épisodiques Officier et Perruquier de Petr Nekoranec et John Carpenter. Et le superbe Maître de musique campé par Markus Eiche confirme qu'il est un magnifique baryton, ce que l'on savait déjà. Le trio féminin montre lui aussi les bienfaits d'un travail d'équipe, en ne faisant qu'un seul instrument des voix d'Eri Nakamura en Naïade, Okka von der Dammerau en Dryade et, peut-être un rien en-dessous, Anna Virovlansky en Echo. Vertus de la troupe, pas un déséquilibre, pas le moindre décalage, un véritable ensemble vocal.

 

Quelle est la voix du Komponist ? Créé (dans la version de 1916) par Lotte Lehmann, accaparé après-guerre par Seefried ou Jurinac (toutes ayant travaillé avec Strauss), on serait en droit de répondre : clairement soprano. Oui, mais l'écriture en est si "intermédiaire" que les mezzos s'en sont emparé, à l'image de Troyanos, Baltsa, Fassbaender ou Von Otter. Des typologies vocales plus "hybrides" y ont peut-être trouvé la juste tonalité, à l'image de Waltraud Meier à ses débuts ou de Sophie Koch aujourd'hui, et surtout de celle qui reste pour moi la référence absolue de ces trente dernières années, la regrettée Trudeliese Schmidt. C'est peut-être de cette dernière qu'Alice Coote est la plus proche dans le timbre, et aussi dans une certaine approche "caractérielle" du rôle, privilégiant la colère du créateur trahi aux élans romantiques qui seraient ceux d'un Ottavian, par exemple. Oui, le Komponist d'Alice Coote est fou furieux. Oui, il laisse de côté une certaine part de rêve, d'idéalisme, mais mon Dieu quel engagement et, dans cette optique, quelle incarnation ! Pure mezzo spécialiste des rôles de travestis (elle a enregistré ce qui doit être la seule version "1912", malheureusement en anglais), elle atteint peut-être avec ce personnage sa limite vocale actuelle, voire s'y heurte parfois (un ou deux aigus difficiles, lui provoquant une microseconde de panique...vite surmontée). Certains l'ont qualifiée de "mégère", ce qui est n'avoir rien compris à cette fureur, à cette fougue permanente qui est celle du créateur jouant sa propre vie sur une seule oeuvre. Et oui, depuis Trudeliese Schmidt, je n'avais jamais entendu un tel engagement quasi suicidaire, jusqu'à l'ultime Ich durfte es nicht erlauben ! Du durftest mir nicht erlauben ! Wer hieß dich mich zerren, mich ! in diese Welt hinein ? Laß mich erfrieren, verhungern, versteinen in der meinigen! et son parfum de mort annoncée. Fantastique Alice Coote, qui aura bien entendu ses détracteurs (les amoureux du "beau son"...), mais qui a fait souffler la tempête bien plus loin que l'Avenue Montaigne. Il est fort probable qu'avec une "vraie" mise en scène, ce finale aurait atteint des sommets que les limites d'un plateau nu l'ont empêchée de gravir.

Celui qui fera des réserves concernant la Zerbinetta de Brenda Rae devra immédiatement consulter, tant sa performance a tenu de la démonstration. Certes un peu timide au prologue, mais ce n'est pas vraiment là qu'elle est attendue, sa grande scène fut à l'inverse une pure merveille d'aisance, de maîtrise, de précision avec une apparence de facilité telle que je me suis demandé si son air n'était pas transposé. Mais non, les suraigus sont là, colorés et "dans la phrase", comme un dialogue avec la flûte, ainsi que les subtiles oppositions legato/staccato demandées par Strauss. Parfaite alternative à Mosuc, et qui peut prétendre avoir entendu ce passage chanté ainsi depuis les grandes années Gruberova ? Pas grand monde je pense, en tout cas pas avec une certaine dont la plus belle initiative fut de mettre un terme, je l'espère définitif, à une carrière qui la vit caricaturer ce rôle...entre autres. Ah, si pour Brenda Rae aussi, il y avait eu une mise en scène !

Mais la grande révélation de la soirée fut pour beaucoup la magistrale incarnation du rôle-titre offerte par Amber Wagner. Venue à la rescousse de cette production suite au désistement d'Anja Harteros, elle s'annonçait pour certains comme une Ariadne "par défaut". C'était oublier un peu vite qu'elle fut lauréate en 2007 du Metropolitan Opera Councils Auditions et qu'elle a déjà fait ses preuves en Senta, Elsa, Elisabeth, Sieglinde, Amelia, les deux Leonora verdiennes à Chicago, San Francisco ou Frankfurt et dans cette même Ariadne il y a quelques semaines à Minneapolis. Faisant preuve de retenue au début de l'acte "opératique", avec un Ein schönes war...un peu timide, probablement dû à l'enjeu de n'être que "la remplaçante de...", elle s'est libérée avec un Es gibt ein Reich superbe de ligne, de couleur et de projection. Comme rassurée, elle a dès lors laissé sortir une voix gigantesque mais parfaitement contrôlée, n'excluant pas les nuances, contrairement à ce qui a pu être dit. Et dégustant le texte avec une diction digne de ses partenaires germaniques (Du wirst mich befreien, mir selber mich geben, dies lastende Leben, du nimmst es von mir. An dich werd ich mich ganz verlieren, bei dir wird Ariadne sein !). Il semblerait que cette qualité de prononciation n'ait pas été ressentie par d'autres spectateurs, en fonction de leur emplacement dans la salle, mais j'affirme que de là où je me trouvais, j'aurais pu prendre ses phrases en dictée. Il faut avouer que la voix est d'une telle ampleur, d'une telle richesse que l'acoustique particulière du Théâtre des Champs-Élysées a pu lui provoquer une réverbération excessive gênante pour certaines places...Si les directeurs des grandes maisons européennes n'ont pas les réactions détestables de certains quant à son physique, on l'espère très vite de ce côté de l'Atlantique pour quelques Walküre, Ballo, Lohengrin et autres Forza...

Mais il ne faut pas se voiler la face, une grande partie du public s'était déplacée pour entendre le dieu vivant proclamé de l'art lyrique, "la" référence absolue dans tout et presque aussi dans ce qu'il ne chante pas, avec la certitude d'un triomphe annoncé. Le présentoir du hall ne proposait d'ailleurs que des disques de la star. Jonas Kaufmann débutait donc une saison parisienne, cette année très riche, en Bacchus après une série de Radames. C'est peu dire que je l'attendais impatiemment, restant très perplexe quant à ses dernières prestations (je ne parle pas d'Aida que je n'ai pas entendu, mais de son Don José dont j'ai pu dire toutes les réserves qu'il m'avait provoquées, et de son Florestan à Salzburg, idéalement apparié à la mise en scène de Guth, mais vocalement à des années-lumière de ce qu'il en offrait naguère). Et malheureusement, je suis bien obligé de constater qu'une nouvelle fois ma déception fut grande. Non, sa prestation n'a pas éclipsé celle de ses partenaires, et de très loin, et en bonnes straussiennes, Ariadne, Zerbinetta et le Komponist furent bien des "femmes sans ombre".

Depuis son Parsifal au Met en avril 2013, et Florestan excepté, Kaufmann n'a pas chanté un seul rôle en langue allemande (je place à part les récitals et autres soirées de Lieder). Il s'est concentré sur l'opéra italien et français, avec bonheur jusqu'au Chénier londonien de janvier dernier. Mais depuis, j'ai déjà pu dire tous les doutes que je nourrissais quant à son émission, son abus des pianissimi érigés en système, ses aigus de plus en plus durcis et son timbre qui perdait peu à peu sa richesse harmonique (quand on se remémore son Parsifal, son Werther ou son Alvaro, la comparaison se fait cruelle). Bacchus est un rôle bref mais exigeant, sans pour autant être insurmontable, plus spectaculaire que réellement terrifiant. Idéal, donc, pour se rendre compte de l'état réel de sa voix aujourd'hui. Et le constat est sans appel, cet instrument qui était sublime il y a encore un an a perdu beaucoup de ce qui faisait son côté "unique". Certes, l'entrée sur Circe, kannst du mich hören ? donnée du fond de la scène, derrière l'orchestre, est impressionnante. Projetée, magnifiquement timbrée, bref parfaite. Mais dès qu'il rejoint Ariadne, les failles apparaissent. Que l'on ne me dise pas qu'Amber Wagner l'a entraîné vers des excès de décibels,  elle a comme je l'ai dit proposé toute une palette de nuances et de toutes façons, ce genre de défi ne lui posait il y a encore peu de temps aucun problème. Non, tout simplement les difficultés que j'avais pu ressentir chez lui précédemment se sont montrées ce lundi soir dans toute leur cruelle réalité, avec ces aigus forcés et claironnés, ces trop nombreuses fins de phrases avalées, ce timbre ayant perdu une grande partie de sa richesse. Et ce n'est pas un pianissimo non-écrit par Strauss, ajouté pour bien marquer la signature, qui permit d'arranger les choses, car pour une fois lui aussi sonna détimbré, allant se perdre au fond de la gorge. Ce qui devait arriver arriva, la fin du duo fut un calvaire pour lui, craquant même sa dernière phrase, accident qu'il avait toujours réussi à éviter, même dans le duo de Fidelio à Salzburg où il avait sauvé les meubles de justesse.

Que l'on me comprenne bien. Tout arrive, même aux plus grands. Un chanteur n'est pas une machine, tous ont connu ou connaîtront de mauvaises soirées. Mais ce qui me semble grave dans son cas précis est que les signaux d'alertes étaient nombreux, et je ne peux pas croire un seul instant qu'il ne s'en soit pas rendu compte. Le calendrier démentiel qu'il s'est imposé ces derniers mois (et il ne pouvait probablement pas faire autrement) n'explique pas tout. Il y a, c'est une évidence, un problème grave qu'il doit résoudre. Problème qui peut être physique, mais qui est plus probablement le fruit des limites d'une technique vocale qu'il s'est inventée, et qu'il a merveilleusement maîtrisée durant des années, nous donnant des incarnations inoubliables. Mais il est bon de rappeler que cette voix, aussi sublime qu'elle ait pu être, n'est pas sa voix "viscéralement" naturelle. Lui seul a pu la dompter durant plus de dix ans (et malheureusement certains de ses collègues commencent à chercher à le copier, au risque de détruire leur propre instrument, mais c'est là un autre problème), mais il n'est pas illogique qu'au bout d'un certain temps le corps dise "non, ça suffit". Par chance, et sauf erreur, son agenda des mois à venir semble (relativement) plus léger et devrait lui permettre un salutaire repos. Qui pourrait aboutir à une remise en question de certains choix, pour que nous retrouvions l'exceptionnel musicien que nous avons tous admiré, moi le premier. Il faudrait aussi, pour cela, que les media du monde entier arrêtent de le présenter comme "le meilleur", "l'unique", voire "le seul". Et que ses fans inconditionnels admettent que quelque chose est en train de se briser. Déjà, certains d'entre eux, à l'issue du concert, ne cachaient pas leurs craintes en plus de leur déception. Puissent-ils convaincre leurs semblables d'arrêter de le pousser vers une impasse. À l'applaudimètre de ce 12 octobre, il reçut certes sa part, mais loin, très loin derrière le trio magistral formé par Alice Coote (après le Prologue), Brenda Rae (déjà gratifiée d'une interminable ovation justifiée à l'issue de sa scène) et surtout Amber Wagner, la grande révélation de la soirée. Sans oublier bien entendu Kirill Petrenko mais pour lui, ce n'est qu'un début.

 

© Franz Muzzano - Octobre 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

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22 août 2015 6 22 /08 /août /2015 23:04
Werther à Salzburg - Au-delà des attentes.

Piotr Beczala (© Ingrid Adamiker).

 

On l'attendait, et la performance a peut-être dépassé ce que l'on pouvait espérer. Cette reprise du rôle de Werther par Piotr Beczala, plus de sept ans ayant passé depuis la production munichoise de 2008, après ses débuts dans le rôle en 1994 à Linz, était soulignée dans tous les agendas des amoureux du chant. Et trois conclusions s'imposent  à l'auditeur de la représentation du 15 août dernier.

La première est de l'ordre du regret, mais ne fait qu'aiguiser notre curiosité. Une version de concert, qui plus est pas même mise en espace, dans une oeuvre où les regards, les non-dits, les attitudes habitant les silences sont fondamentaux ne peut apporter que frustration. On veut voir le poète saluer la nature, comme un adieu ou comme une amie, qu'importe. On veut voir la découverte de la femme qu'il aime, et "qui pourrait l'aimer". On veut ressentir le choc quand le prénom "Albert" est prononcé...On veut...on veut tout déguster d'un drame que j'ai détaillé dans ma comparaison des interprétations croisées d'Alagna et de Kaufmann :

 

http://www.franzmuzzano.com/2015/03/werther-alagna-kaufmann-deux-visions-des-souffrances.html

 

Et cela, seule la scène peut le rendre. La voix, les voix, aussi sublimes soient-elles, ne peuvent que le suggérer. Ce qui nous amène à compter les jours avant les représentations de  Bastille, avec le même poète, mais ElĪna Garanča en Charlotte, la grande absente de ces soirées salzbourgeoises. Et il y a quelque chose qui touche au sacré dans cette absence. La maman d'ElĪna est décédée le 23 juillet, et la cantatrice a annulé tous ses engagements jusqu'à fin septembre au Met (Anna Bolena). L'imagine-t-on chanter C'est que l'image de ma mère est présente à tout le monde ici. Et pour moi je crois voir sourire son visage...Chère, chère maman, que ne peux-tu nous voir ? Il est certain que ces mêmes phrases auront pour elle une résonance très forte en janvier prochain...De même qu'il nous faudra "voir" le Werther de Beczala, que l'on ne peut pour l'instant que deviner.

 

La deuxième conclusion concerne l'entourage du rôle-titre, et le moins que l'on puisse dire est qu'il aurait pu être un petit peu plus soigné. Les scènes de Johann et Schmidt ne sont certes pas les plus heureuses de la partition, mais est-ce une raison pour les confier à des chanteurs (Ruben Drole et Martin Zysset) fâchés avec à la fois la justesse et la mise en place ? Ne pouvait-on pas trouver Sophie plus impliquée, moins lisse, plus "coquine" qu'Elena Tsallagova ? La voix est certes assez jolie, mais où est le personnage, où sont les allusions clairement suggérées dans le texte ? Le rôle du Bailli est malheureusement trop court pour l'excellent Giorgio Surian, dirigeant avec délectation un choeur d'enfants parfait réduit à sept chanteurs (eh oui ! nous sommes en Autriche...). En revanche, Albert très juste de Daniel Schmutzhard, malgré un français parfois un peu exotique.

Le cas d'Angela Gheorghiu est évidemment tout autre. Certes, il pose le problème de la tessiture de Charlotte. Soprano ayant du grave ou mezzo à l'aise dans l'aigu ? Pour elle, la réponse est dans la question. Elle n'est pas Crespin, ce n'est pas une découverte. Alors oui, le médium est somptueux et les aigus déployés, mais les graves trop souvent écrasés (Tu frémiras...). Mais surtout, elle donne l'impression de donner un récital (où sont les "réponses" du III, qui doivent être l'écho des phrases de Werther ? Où est l'écoute des innombrables nuances proposées par Beczala dans le Clair de lune ?). Récital, oui, et même vocalement parfait, mais trop souvent hors de propos. Maniérée, emphatique, surchargeant quasiment toutes les phrases d'accents véristes, elle donne de Charlotte l'image d'une femme déjà bien adulte, pour ne pas dire mûre. Elle est "actrice" d'un rôle, elle ne l'incarne pas. Une Charlotte tirant vers Tosca ou Adriana Lecouvreur, en quelque sorte. Ce que ni Goethe, ni Massenet ne souhaitaient. De plus, malgré le fait qu'elle soit parfaitement bilingue, le texte est parfois donné de façon brouillonne, avec une erreur étonnante dans Les larmes, où Martèlent le coeur triste et las devient Martèlent le coeur triste hélas !

Le couple est absent, et c'est bien dommage...Mais le plus grave est ailleurs, dans la direction routinière et prosaïque d'Alejo Pérez. On peut sans le moindre souci compter les barres de mesure, et seules les nuances forte et piano (de temps en temps) semblent avoir été convoquées. On n'ose imaginer la même chose dans une fosse, tant les chanteurs doivent se débrouiller seuls, et cela ne peut que relever leur performance. 

Dont bien évidemment, et ce sera la troisième conclusion, celle de Piotr Beczala. On sait à quel point il peut apporter de variations à son chant lorsqu'il est sur une scène (souvenons-nous de la fabuleuse évolution "vocale" de son Faust à Bastille lors du seul premier tableau). Là, en ce 15 août, il n'a que sa voix, et sa voix nue. Alors il opte pour le choix d'une approche franchement "lyrique", passant de l'héroïsme au murmure. Et pas un moment la voix n'est prise en défaut, portée par un souffle inépuisable qui lui permet de tout oser. Comme je l'avais souligné en commentant son récital d'air d'opéras français, il ne cherche jamais à faire briller un aigu mais le place toujours "dans" la phrase, à l'image des la dièse du Lied ou du si de Appelle moi !, ici même volontairement écourté non par nécessité, mais par choix d'interprétation. Et le timbre reste somptueux durant tout l'ouvrage, ne montrant pas la moindre fatigue, avec un legato miraculeux. On sait qu'il a longuement (re)travaillé le rôle ces derniers temps, et le moins que l'on puisse dire est qu'il l'habite totalement. Sans chercher à comparer les interprétations, il y a du Kraus dans son approche (pour certains phrasés, évidemment pas pour la couleur ni même la caractérisation). Et il est inutile de détailler telle ou telle séquence, tout est distillé avec la franchise habituelle d'un artiste qui ne triche jamais avec sa technique. Quant au français, il est de plus en plus difficile de croire qu'il ne le parle pas, tant sa prononciation est parfaite et surtout tant les inflexions du texte sont justes et intelligemment dosées. Aucun doute n'est permis, il EST Werther musicalement parlant, comme il le sera, et c'est une évidence, scéniquement. Aux côtés d'ElĪna Garanča, de Stéphane Degout et, l'évolution sera intéressante à observer, de la même Sophie, s'il se sent à l'aise dans la mise en scène de Benoît Jacquot, la soirée du 20 janvier 2016 à Bastille promet d'être passionnante. Et Piotr aime Paris...

 

 

Extraits de la représentation du 22 août 2015.

 

Merci à Jenny pour la réalisation des vidéos, et à Piotr pour avoir autorisé leur partage.

 

 

© Franz Muzzano - Août 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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