10 février, concert de clôture.
Au fil des ans, les mots ont perdu leur sens originel, ont été détournés de leur acception première. Et pour certains, l'on pourrait même écrire au fil des siècles. Ainsi, l'emploi du terme "aristocratie" et de ses dérivés n'est pas sans danger, la confusion avec une hiérarchie de classes amenant une critique assassine, hurlant au mieux à l'élitisme, au pire à la discrimination. Pourtant, l'étymologie est claire. Aristocratie : Gouvernement (ou pouvoir) donné aux "meilleurs". Il faut lire l'opuscule de Vladimir Volkoff, paru en 2004, Pourquoi je serais plutôt aristocrate, pour comprendre que ce mot ne doit être associé ni à la particule, ni au compte en banque, ni à la notoriété mais désigne une façon d'être, d'agir, de se comporter avec pour seul horizon ce qu'il résume joliment par une formule : la passion de la qualité. Pour Volkoff, est "aristocrate" toute personne qui consacre sa vie à cultiver cette passion, et surtout à la transmettre. Pour de multiples raisons, cette définition donnée par ce grand écrivain m'est apparue comme lumineuse, en suivant la Masterclass donnée par Patrizia Ciofi il y a quelques semaines.
Le lieu où elle s'est déroulée, tout d'abord, est à lui seul une illustration de son propos. Comment imaginer plus belle résonance de cette "aristocratie culturelle" émigrée, importée, transportée et surtout assimilée que le Conservatoire Rachmaninoff ? Saint-Petersbourg parlait français depuis le XVIIIème siècle, Pouchkine, s'exprimant mieux en français qu'en russe était surnommé "Le Français". Et dans Guerre et Paix, Tolstoï va jusqu'à dire du Prince Pierre Bézoukhov que "Bien que né en Russie, il pense en français". En 1917, Paris n'était rien moins que la capitale culturelle du monde, et devint le refuge naturel de ceux qui durent (et purent) fuir, dans la triste contrainte de l'exil, l'atroce calamité bolchévique. Ce "socialisme" n'avait que faire de la finesse, de l'élégance, de l'érudition, de la courtoisie, de l'art de vivre, bref de "l'aristocratie" de ces princes de l'élévation, de ces passionnés de l'excellence. Parmi eux se trouvaient Glazounov, Gretchaninov, Chaliapine, Tcherepnine et bien entendu Rachmaninoff, qui fut le premier président d'honneur du Conservatoire fondé en 1923 et qui allait porter son nom, investissant le bâtiment situé alors Avenue de Tokyo, qui avait succédé au Quai Debilly.
Un lieu ne serait rien sans ceux qui le font vivre, et cette passion de la qualité est incarnée aujourd'hui par le Comte Pierre Cheremetieff, recteur du Conservatoire et Président de la Société musicale russe en France qui le gère. Lui aussi fait partie d'une très grande famille qui s'illustra dès le XVIème siècle dans la vie politique, militaire et artistique russe, et que le prétendu "Grand Soir" chassa de son pays. En l'écoutant, dans sa souriante simplicité "aristocratique", on comprend tout ce que la France a pu gagner de ce douloureux exil...
Avoir confié le poste de Directeur Artistique de l'Académie de Chant du Conservatoire à Siegfried Bernard-Polvara est une preuve supplémentaire de cette constante recherche de la qualité. Outre ses talents d'artiste lyrique, de pédagogue et même de peintre, il a en effet de très bonnes idées et, surtout, il sait comment les concrétiser. Renouer avec la tradition en était une, des musiciens aussi prestigieux qu'Horowitz, Milstein ou Platigorsky ayant jadis, par l'intermédiaire de concerts, fait profiter les étudiants de leur savoir et de leur génie. Alors, l'organisation de Masterclasses s'est imposée et, quitte à viser l'excellence, autant marquer les esprits et placer d'emblée la barre très haut en invitant Patrizia Ciofi.
On connaît la cantatrice, l'artiste absolue, généreuse, aimant (et relevant) les défis, modèle d'incarnation de tant de rôles qu'elle a fait siens. On sait qu'avec elle, il se passe toujours quelque chose de marquant et de souvent inoubliable. Mais là, on découvre la pédagogue. Et les exemples sont nombreux d'immenses chanteurs ayant été incapables de transmettre leur art, car ne sachant pas écouter. Persuadés que ce qui était bon pour eux l'était pour tous, ils ne se préoccupaient guère des spécificités des étudiants qu'ils devaient aider. Patrizia Ciofi ne cherche pas à faire de chaque jeune soprano qu'elle rencontre un clone de Patrizia Ciofi. Elle commence par écouter, par tout écouter, et d'abord les qualités des voix qui se présentent devant elle. Six artistes, cinq femmes et un homme, ont été sélectionnés sur audition, gage d'une base technique solide. Mais dès les premières notes, après une interprétation intégrale d'un air, tout est remis à plat. Toujours souriante, toujours dans la confiance, Patrizia ne laisse rien passer. Telle phrase semble maîtrisée ? Non, il y a ce petit détail, cette infime modification du placement, cette voyelle qui n'est plus tout à fait "dans la couleur", cette consonne trop accentuée...Et l'on reprend, le temps qu'il faut, avec toujours ce petit mot d'encouragement qui amène la progression. Le soin apporté au travail sur les récitatifs est à cet égard un modèle du genre. Que seraient les opéras de Mozart sans ce "théâtre chanté" si sublimement ciselé par le compositeur et ses librettistes ? Que faire de ce qui précède l'air de Farnace de Mitridate ? Là, le "métier" est essentiel, et l'on sait quelle "comédienne" est Patrizia Ciofi. En travaillant sur le débit du phrasé, sur l'accent tonique, sur LE mot important, elle transforme en quelques dizaines de minutes un passage de vingt secondes sacrifié en vrai moment de théâtre et, face à elle, on "devient" Farnace, l'aria Son reo, l'error confesso pouvant s'enchaîner presque facilement.
Associée à ce sens aiguisé du détail, cette capacité à s'oublier, à mettre de côté ses propres certitudes, à "entrer dans la peau" de son élève d'un jour forment une espèce d'alchimie permettant de travailler sur des airs ou des choix d'interprétations parfois discutables. Ainsi, Pace, pace mio Dio est peut-être un peu lourd pour la voix actuelle de Jeanne Monteilhet. Mais il n'est pas question de chanter le rôle sur une scène demain, et Patrizia le sait. Plutôt que de lui dire un cruel "Non, prends autre chose, ce n'est pas pour toi", elle cherche au contraire à mettre en valeur ce qui, dans ce choix, peut lui être bénéfique : legato, phrasé, place de la voix assurant une parfaite égalité des registres. De même, je ne suis pas certain qu'elle aurait opté pour les mêmes variations qu'Alessia Thais Berardi dans l'air de Rosina, variations parfois plus proches d'une Lakmé ou d'une Olympia que d'une malicieuse pupille rossinienne d'un vieux dottore libidineux. Mais là encore, elle ne jugera pas cette option stylistique mais insistera sur la caractérisation du personnage, le sens de chaque phrase, voire de chaque mot, la recherche de la simplicité (donner l'illusion de la facilité), le sens profond de la colorature qui n'est jamais démonstrative, mais toujours une marque de féminité et de malice.
Moments parmi tant d'autres d'un travail en profondeur, toujours réalisé avec un grand sourire qui, encore une fois, n'est pas synonyme de complaisance. Car non seulement Patrizia ne laisse rien passer, mais elle donne l'exemple sans jamais pousser la voix de façon ostentatoire, et le résultat parle à chaque fois de lui-même (ah...cette ligne de chant, ce legato, ce timbre unique, même dans le murmure...), et elle y joint le geste. Plus même que le geste, une sorte de chorégraphie. Il faut la voir suggérer un phrasé, une conduite du souffle par un mouvement de bras ou un changement de position pour comprendre que son enseignement passe aussi par la danse. Là où les mots ne suffisent plus, le langage du corps éclaire le propos. Et chez elle, ce n'est en rien une "mise en scène de prof en démonstration", mais une aide "visuelle" qui, dans la seconde, produit le résultat escompté. On n'imagine pas ce qu'une sinusoïde, une vague ou une ligne droite dessinées par un simple bras peuvent suggérer, et comment elles peuvent "débloquer" un passage jusqu'alors mal négocié. L'art pédagogique de Patrizia Ciofi rejoint son art du chant, le langage corporel accompagnant la voix, comme une clé d'interprétation et non pas comme une illustration redondante. Et elle y ajoute le contact physique, vérifiant un diaphragme, ouvrant une mâchoire, prenant l'élève dans ses bras, à la fois pour le contrôler et pour lui transmettre son incroyable énergie. Oui, du très grand art.
Du très grand art parce que tout cela ne serait que verbiage s'il n'y avait les résultats audibles lors du concert de clôture de cette Masterclass. Les progrès réalisés par tous en moins d'une semaine sont simplement fulgurants. Certes, la matière était là, et bien là, mais j'ai pu sentir à quel point ces quelques jours avaient libéré chacun des participants, en plus de leur avoir appris beaucoup, dont deux ou trois choses qu'ils n'oublieront jamais. Et ils pourront aussi remercier Marie-Christine Goueffon, qui fut pour eux bien plus qu'une pianiste-accompagnatrice : une partenaire.
Joachim Coffinier, élève de Siegfried Bernard-Polvara, n'a que dix-neuf ans et, déjà, une qualité essentielle : il chante avec sa voix, et non avec celle qu'il souhaiterait avoir. Il a choisi Mozart pour sa participation au florilège final, avec la sérénade de Don Giovanni et le Non più andrai de Figaro. Le timbre va se corser, la résonance viendra d'elle-même mais le caractère, la faconde, et presque même l'aisance sont déjà bien en place.
Clémence Faber a déjà une solide expérience, acquise notamment au Royal Conservatoire of Scotland où elle a étudié, et chanté différents extraits des rôles de Dorabella, Sesto ou Angelina, entre autres. Une Angelina dont elle interprèta le rondo final avec une aisance dans la colorature qui impressionna même Patrizia Ciofi ("On aimerait toutes pouvoir vocaliser ainsi sans aucun mouvement parasite, sans que rien ne bouge !"), ainsi que le terrifiant Amour, viens rendre à mon âme de l'Orphée de Gluck, admirablement maîtrisé. Déjà bien rompue, elle aussi, à l'art de la scène et du concert, en travaillant avec le Concert Spirituel, le Balcon ou Opera Fuoco, Julie Prola se lance crânement dans Donna Elvira, mettant en évidence tous les progrès que Patrizia lui a permis de réaliser en quelques jours.
Alessia Thais Berardi a elle aussi déjà fait ses preuves sur scène (Papagena). Pour le concert final, elle laisse de côté Rosina pour aller puiser dans ce qui est peut-être son véritable répertoire, au stade actuel de sa carrière. Une délicieuse Blondchen et, surtout, un Non, Monsieur mon mari des Mamelles de Tiresias ébouriffant d'espièglerie et montrant sa parfaite connaissance de la langue française, lui permettent tous les sous-entendus dans un air où le texte est essentiel. Plus spécialisée dans le répertoire baroque et particulièrement l'oratorio, Jeanne Monteilhet "devient" Didon, avec un When i am laid bouleversant, vécu, intense. Incontestablement, son travail sur le Porgi amor de la Contessa a porté ses fruits, notamment sur le legato.
Mais on me pardonnera un coup de coeur personnel, qui ne signifie absolument pas une préférence ni l'établissement d'une hiérarchie, tous les intervenants ayant démontré des qualités qui peuvent leur permettre de porter beaucoup d'espoir dans l'avenir. Louise Thomas, à vingt-deux ans, était la plus jeune des cantatrices présentes lors de ces journées. Élève au Conservatoire de Pantin depuis cet automne, elle ne s'est pas encore, à ma connaissance, confrontée à un "vrai" public, je veux dire un public qui peut parfois se montrer cruel. Eh bien, d'ici peu, elle pourra le faire en toute confiance ! Pour formuler les choses simplement, dès la première phrase de l'air des Larmes de Charlotte, on constate qu'elle possède ce petit quelque chose qui fait que l'on se dit "mais elle a tout !". La voix, superbement colorée de tonalités de cuivre sombre, est émise avec un naturel confondant et une facilité qui déconcerte, jamais forcée et parfaitement contrôlée. Tout juste pourrait-on souhaiter qu'elle libère un peu son aigu, mais je mets cette infime réserve sur le compte d'un léger trac bien compréhensible. Et il faut oser, à cet âge, se lancer dans cet air bref mais qui ne pardonne rien. Que dire, alors, d'un Amour, viens aider ma faiblesse de Dalila tout aussi bluffant, porté par un souffle paraissant inépuisable ? Dans ces deux airs, le legato est un modèle du genre et, en plus, la prononciation serait à montrer en exemple à bien des titulaires reconnues présentes sur les grandes scènes. Non, je n'exagère pas, j'ai vraiment entendu le saxophone derrière les Larmes tant la richesse du timbre le faisait apparaître. Et non, je n'exagère pas non plus en prenant le pari que, si le système ne la bouffe pas (et sa maturité, malgré son âge, me laisse penser qu'elle ne se laisserait pas faire), une vraie "mezzo sombre" est née et que l'on reparlera d'elle quand son temps sera venu. Qu'elle ne brûle pas les étapes, surtout, ce temps pourrait arriver très vite. Elle n'a, et c'est un euphémisme, pas grand chose à envier à bien des mezzos s'étant présentées aux "Voix nouvelles"...
Une fois souligné que, là encore, comme dans de nombreux concours, comme lors de la Masterclass de Karine Deshayes que j'avais évoquée l'an passé, l'on est en droit de se demander où sont passées les voix d'hommes, un constat s'impose. Un vivier est là, prêt à faire briller cet art sublime. Et Patrizia Ciofi ne s'y est pas trompée, en les remerciant de lui avoir apporté beaucoup, elle qui leur a tant donné durant cette semaine, sans compter son temps (je ne sais pas, Patrizia, si tu connais le sens de l'expression "faire une pause" !). Mais elle sait aussi combien ce métier est exigeant, difficile, injuste parfois, cruel souvent. Alors oui, les talents sont là, évidents, mais ils ne sauraient suffire sans un travail de tous les instants, dans un domaine où même lorsque l'on se trouve en haut de l'affiche, on n'est pas pour autant "installé" et où tout peut s'écrouler en une soirée. Le message est passé, toujours transmis dans le sourire et la véritable bienveillance. Grâce à Patrizia, grâce à Marie-Christine, grâce au Comte Pierre Cheremetieff, grâce à Siegfried Bernard-Polvara et grâce à ces six artistes, la passion de la qualité a régné durant une semaine, offrant un parfum de ce qu'est la véritable aristocratie chère à Volkoff, qui aurait aimé plus que tout cette recherche de l'excellence...qui fut plus d'une fois atteinte. Un Volkoff lui aussi descendant d'émigrés russes, et accessoirement petit-neveu de Tchaïkovski. Cette véritable aristocratie, faite de transmission, ne connaît pas le hasard. Et quelque chose me dit que l'expérience sera renouvelée, et que les maîtres d'oeuvre seront, eux aussi, de prestigieux aristocrates...