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13 octobre 2016 4 13 /10 /octobre /2016 18:43
Nemanja Radulović - Quand Bach danse sur les cordes.

La célèbre phrase de Cioran, qu'il faut citer dans son intégralité, "Sans Bach, la théologie serait dépourvue d'objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu" (Syllogismes de l'amertume, 1952), a fait beaucoup de bien à Dieu mais probablement, et de façon évidemment involontaire, beaucoup de mal à Bach. En ce sens qu'elle réduit Bach à un vecteur de la "Parole Évangélique", une espèce d'apôtre d'un message dicté directement par le souffle divin. Bach est pour certains devenu inattaquable parce que sanctifié, canonisé par son statut d'intouchable porte-voix du Verbe Incarné. En raisonnant ainsi, il est évident que tout esprit critique ne peut que se taire, car on ne touche pas à Dieu sauf à revendiquer son athéisme ce qui, au vu de ce qu'il nous a laissé, rend impossible la compréhension de la majorité de ses oeuvres. Alors qu'il serait si simple de s'incliner devant le génial musicien, le maître absolu de l'écriture contrapuntique, le seul compositeur, peut-être, qu'il est inutile de chercher à comprendre dans sa totalité car une seule vie n'y suffirait pas. Nulle hiérarchie dans ce propos, simplement le constat que, parfois, nous sommes dépassés, et nous devons savoir que nous le serons toujours. Le "sacré", au sens théologique du mot, n'a plus rien à voir là dedans. Il n'est pas interdit de penser que toute belle musique comporte sa part de religiosité, au sens qu'elle nous élève. Cioran s'est "guéri" de son athéisme militant, devenant une espèce de "Pascal sans le pari" grâce à Bach, soit. Mais pour Claudel, l'audition du Magnificat lors des vêpres de Noël à Notre-Dame de Paris en 1886 eut l'effet d'un séisme. Et pour Francis Poulenc, ce fut le chant silencieux des pierres de Rocamadour qui provoqua sa conversion. Il avait pourtant beaucoup étudié Bach...

Alors il faut sortir Bach de ce carcan dans lequel certains l'enferment encore. Il n'est pas un pasteur, il est un musicien, et n'avait rien d'un ascète. Et même sa musique profane était, et est parfois toujours, abordée avec une sorte de dévotion qui touche à la bigoterie. Nemanja Radulović propose ici, comme d'autres l'ont fait avant lui, un Bach joyeux, festif, dansant, un Bach "hors les nefs". Un Bach humain, comme nous, avec simplement le génie en plus.

Le Concerto pour deux violons en ré mineur BWV 1043 donné en ouverture nous en offre un parfait exemple. Loin des versions apolliniennes (mais inoubliables et sublimes) qu'en offraient Enesco et Menuhin, ou Menuhin et Oistrakh, Oistrakh père et fils, Perlman et Zukerman et tant d'immenses violonistes, c'est un Bach dionysiaque que nous entendons. Encadré par deux mouvements d'allure très "vivaldienne" apparaît un Largo ma non tanto où tout est dans la précision ma non tanto. Plus proche d'un Andante, il sonne comme une danse calme, où le rythme ternaire posé sur une pulsation à un temps permet une liberté du phrasé rarement entendue. Tout "avance", tout est dans la relance sans la moindre découpe, même si tout respire. Et l'on a bien du mal, si l'on ne connaît pas l'oeuvre, à se dire qu'il y a deux instruments tant Tijana Milošević fait plus que dialoguer avec lui. Ils se connaissent depuis toujours, jouaient ce concerto ensemble alors qu'ils étaient encore enfants au conservatoire de Belgrade, et l'osmose est totale. Même son, mêmes articulations, mêmes nuances et passages de témoin si parfaits qu'ils ne font plus qu'un.  Radulović travaille en famille (et ne se prive pas pour donner un petit coup de main à un autre musicien qui, lui aussi, ne travaille jamais mieux que quand il est en famille, j'en reparlerai bientôt...), et c'est tout naturellement qu'il a demandé à un autre membre de sa "famille de coeur", le compositeur serbe Aleksandar Sedlar, qui avait écrit pour lui la "Cinquième Saison" de son projet Vivaldi, de lui concocter les arrangements de trois pièces. Puristes, ou ayatollahs de l'authenticité, passez votre chemin, ce disque n'est pas pour vous. Mais mélomanes et musiciens, précipitez-vous sur cette Toccata et fugue en ré mineur BWV 565, attaquée en solo sur la chanterelle, et où tout le génie harmonique et contrapuntique de Bach est illustré par l'Ensemble Les Trilles du Diable. Ou sur la célèbre Aria de la suite en ré BWV 1068 et, surtout, sur la Chaconne de la deuxième Partita en ré mineur BWV 1004, originellement pour violon seul, mais ici orchestrée. Anathème ? Non, grâce rendue à Bach, de par cette sonorité d'orgue qui en résulte, un Bach qui était le premier à arranger, reprendre, reconstruire ses propres thèmes. Son Ensemble Double Sens colore l'ostinato de cette pièce qu'il avoue être l'une de ses préférées, lui offrant un superbe tapis sur lequel il peut chanter à loisir.

Mais il peut aussi montrer aux "spécialistes" qu'il peut jouer "comme c'est écrit", en particulier avec une ébouriffante Gavotte tirée de la troisième Partita en mi majeur BWV 1006, superbe de légèreté dansante. Ou s'amuser d'un Concerto en la mineur BWV 1041 tout en luminosité, avec un Andante central simple comme un lever de soleil. Ou encore se remettre à l'alto, avec le Concerto en ut mineur attribué à Johann-Christian Bach, mais probablement de la plume d'Henri Casadesus (oui...l'oncle de Robert, le père de Gisèle et le grand-père de Jean-Claude...Quand je vous dis que tout cela est une histoire de familles !), ici orchestré par Franz Beyer.

Un Bach humain, libre, célébré sans être sacralisé. Mais ne sacrifiant rien aux modes, à l'image de ce que proposent un Mahan Esfahani ou un Fabrice Di Falco pour, entre autres, Vivaldi. Un Bach où les interprètes ont digéré les apports de la recherche musicologique sans s'y figer, et où Nemanja Radulović se souvient de tout ce que lui a apporté l'enseignement de Patrice Fontanarosa au Conservatoire de Paris : la simplicité, l'importance donnée à la mélodie en se concentrant sur les basses et les harmonies qu'elles suscitent et, toujours, la primauté donnée au chant. Et comme par hasard, la claveciniste et le premier violon des deux ensembles s'appellent Stéphanie et Guillaume...Fontanarosa. En mars et juin dernier, l'église Notre-Dame du Liban, où fut enregistré ce disque, à défaut de Saint Bach, aurait pu être rebaptisée "Église de la Sainte-Famille". Qu'elle soit de coeur ou de sang, cela s'entend à chaque note.

1 CD Deutsche Grammophon/Universal 479 5933.

 

Sortie le 14 octobre 2016.

 

Nemanja Radulović, Tijana Milošević et l'Ensemble Double Sens seront à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, le samedi 5 novembre à 20 heures. Le programme étant celui de ce disque (avec de possibles surprises...), la soirée promet d'être belle. Je vous raconterai...

 

 

© Franz Muzzano - Octobre 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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22 août 2016 1 22 /08 /août /2016 12:52
Goldberg Variationen - Quand Mahan Esfahani danse avec Bach.

Il est des oeuvres qu'il me semble inutile de chercher à analyser trop profondément pour tenter d'en tirer une prétendue "vérité", tant il est évident qu'elles nous dépassent. Les ultimes Quatuors de Beethoven, le Winterreise, l'arc ininterrompu de Tristan et surtout son acmé presque insoutenable de l'agonie du III sont de cette eau qui nous échappe des mains lorsque l'on pense la saisir. On peut s'amuser à décortiquer chaque partition de Bach pour y trouver une symbolique fondée sur la numérologie (symbolique qui bien évidemment est présente, jusqu'à en rendre fou le fouineur et, de toute façon, qui veut chercher finit par trouver, quitte à inventer...), et dans le cas des Goldberg Variationen, elle saute aux oreilles et aux yeux. Trente-deux mesures pour l'Aria, dont la reprise finale encadre trente variations, soit trente-deux pièces. Et l'on pourrait même réduire la basse sur laquelle vont se construire les variations à trente-deux notes. De même, les canons se succèdent toutes les trois pièces : variation trois à l'unisson, six à la seconde, neuf à la tierce, etc. Jusqu'à la vingt-septième, sous forme de canon à la neuvième. Vingt-sept, soit trois puissance trois. La symbolique trinitaire est évidente. Et, comme dans les Passions, on pourra même perdre son temps à compter les notes pour y déceler la présence du "fameux" nombre quatorze ou de ses dérivés. Tout cela montre surtout une chose : la géniale construction architecturale qui, telle l'élévation de la nef d'une église romane ou d'une cathédrale gothique, nous place "en harmonie". Nul besoin de rechercher, ni même de connaître la proportion dorée pour apprécier Les Bergers d'Arcadie de Nicolas Poussin. Et pourtant, elle est bien là, structurant la toile. Si les Goldberg Variationen sont à ranger parmi les oeuvres que j'ai citées au début de cet article, c'est que tout simplement chaque approche, chaque écoute nous apportent une découverte, un enrichissement dépassant de très loin la simple partition. On peut s'y attaquer pour faire valoir sa virtuosité ou pour ajouter une ligne à son répertoire. Beaucoup l'ont fait. On peut aussi les aborder avec un respect qui s'approche de celui que l'on porte à un objet sacré, voire à une relique, presque en s'excusant du possible blasphème. Ce fut le cas pour certains. Mahan Esfahani n'entre pas dans ces catégories, et n'entre d'ailleurs dans aucune autre que celle du musicien libre, et plus encore de l'homme libre. Il n'est certain que d'une chose, c'est que "Bach est un compositeur que l'on peut mettre toute une vie à essayer de comprendre, sans jamais le comprendre. Mais ce sera une belle façon de passer sa vie. Alors c'est un cadeau, un cadeau incroyable. Bach tient un peu la position de l'alpha et de l'oméga. C'est à la fois le début et la fin". Il est très probable qu'il interpréterait différemment cette oeuvre aujourd'hui, par rapport au présent enregistrement réalisé à la Deutschlandfunk Kammermusiksaal de Cologne en avril dernier. Et que s'il lui prend l'envie de l'enregistrer à nouveau dans vingt ans, il nous emmènera ailleurs. Parce que ce qu'il propose est un voyage, voyage à travers une pièce mais surtout voyage dans l'univers de Bach. Car toute l'oeuvre du Cantor se retrouve comme résumée ici pour qui sait entendre autre chose qu'une technique sans faille.

Oui, bien évidemment, le virtuose est là, dans tout son éclat, mais sans insolence, sans que rien ne soit "démonstratif". Je n'irai pas jusqu'à dire que tout paraît facile, mais tout sonne "évident", naturel. Avec les deux caractéristiques qu'on lui connaît bien maintenant, à savoir un toucher lui permettant de suggérer un legato unique (il faut regarder la position de ses mains sur les claviers pour commencer à comprendre comment il fait), et un art du chant qu'il est, pour moi, le seul aujourd'hui à posséder à ce niveau de perfection. L'instrument, un Huw Saunders de 2013, copie d'un clavecin à double clavier de Johann Heinrich Harraß de Großbreitenbach daté des environs de 1710, sonne merveilleusement, avec des basses ronflantes soutenant un médium et des aigus parfaitement équilibrés et superbement harmonisés sur tout le spectre, sans la moindre agressivité. Avec ce bagage, cette joie audible de partager et cette immense humilité qui est la marque des plus grands, Mahan peut alors nous prendre par la main et nous faire voyager. À sa façon, librement, hors des chemins trop balisés.

Et tout commence par l'Aria, chantée avec un grande liberté dans l'agogique, sans ornementation superflue et, surtout, avec ce premier sol de la mélodie légèrement décalé, laissant à celui, fondamental, de la main gauche le temps de "poser" cette tonalité de sol majeur qui colorera la majeure partie de l'oeuvre. Le chant est ainsi comme "lancé", rebondissant sur l'incipit de la basse obstinée en forme de chaconne. La danse se développe, elle aussi très posée, dans la polonaise à la fois légère et vigoureuse de la première variation. Se succèdent trio à vents, influence scarlatienne dans les arabesques très dansantes de la cinquième variation, avec une main gauche simplement fabuleuse, orchestre de cantate pour un jour de fête (seizième), souvenir du premier mouvement de la cantate BWV 65 dans le 9/8 qu'il fait valser de la vingt-quatrième. Les contrastes sont partout présents, dynamiques (les reprises de la septième), par les changements de registres (alternance jeu de luth/quatre pieds dans la dix-neuvième), et bien évidemment dans les rares mais fondamentales variations en sol mineur. Le canon à la quinte, par mouvement contraire, de la quinzième est donné comme en suspension, Mahan le voyant comme "un air sans paroles d'une Passion jamais composée". Mais cette variation est aussi le point central de l'architecture de l'oeuvre, à la fois respiration et appel à un "autre chose", qui arrive avec l'ouverture "à la française" de la seizième, avec sa lumineuse alternance 2/2 - 3/8. Autre sol mineur, la vingt-et-unième nous emmène dans les sphères de la Suite en si mineur, avec ses deux parties AB enchaînées sans rupture. Mais le sommet est peut-être atteint avec la vingt-cinquième variation, qu'il dit "sentir venir de l'espace". Elle aussi proposée en sol mineur, elle devient une espèce de chant tourmenté, rendu quasi atonal par un savant et délicat décalage des mains, qui lui donne cet effet aérien, dans lequel la basse renonce à imposer un "socle". Et la sensation est d'autant plus forte qu'elle est enchaînée avec les trois variations suivantes, ancrées dans un sol majeur très affirmé et d'une virtuosité diabolique, avant que la vingt-neuvième nous propose quelque chose qui n'est pas loin de ressembler au délire. Avant tout cela, nous aurons retrouvé l'ambiance du cinquième Brandebourgeois dans la vingtième, des moments d'amusement (quatorzième), d'autres formes de contrastes (chant de la neuvième et fughetta de la dixième). Plus remarquable encore, les altérations accidentelles venant briser le solide sol majeur sont toujours placées "dans" la phrase, jamais soulignées (variations six, neuf ou douze, par exemple). Et dans les passages les plus virtuoses, on remarque une recherche d'articulation lumineuse entre double (posées, égales) et triple croches (libres, telles des mélismes). Et arrive le Quodlibet de la trentième variation, sorte d'éclat de rire qu'il associe à la famille Bach pulvérisant l'atmosphère proche de l'Enfer de Dante des numéros précédents en mêlant deux chansons populaires,  "Il y a si longtemps que je ne suis plus auprès de toi, rapproche-toi, rapproche-toi" et "Choux et raves m’ont fait fuir, si ma mère avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps". Ainsi, les flammes et le brasier des ultimes variations sont éteints par une pirouette évoquant des légumes...Comme si tout le reste n'avait été qu'un rêve provoqué par l'Aria, et que la réalité terrestre, "Das irdische Leben", dira Mahler plus d'un siècle plus tard, reprenait le dessus sur les affres de la création passée, présente, voire à venir. Oui mais voilà, l'Aria revient...

Fermeture d'un cercle ou éternel recommencement ? Cette Aria da capo, donnée ici avec les deux reprises (ce que la tradition n'impose pas mais qui aura, on le verra, une importance capitale), peut tout à la fois fermer un rideau sur une narration onirique, ou annoncer que rien n'est jamais terminé, que demain sera un autre jour. Que d'autres danses ou d'autres enfers se présenteront à nous. Un peu comme dans la conclusion ouverte de Götterdämmerung où les anciens dieux sont morts, le Walhalla est en cendres, l'ancien monde n'est plus mais l'Anneau, ce symbole de pouvoir qui a tout déclenché, a été rendu aux Rheintöchter. Qu'en feront-elles, qu'adviendra-t-il de lui ? Règne de l'Amour, ou apparition d'un nouvel Alberich ? Bien plus que de verrouiller une porte, cette Aria nous offre une fin ouverte vers un monde que nous devons construire à chaque audition des Goldberg. Peut-être est-ce ce que cherche à nous dire Mahan Esfahani dans cette ultime pièce, plus ornementée que dans l'interprétation initiale, et surtout marquée d'une sorte de "signature" qui ne peut être involontaire. C'est en effet là que le choix de jouer les reprises prend tout son sens. La dernière mesure de la partie B demande une appogiature sur un fa dièse avant la résolution de l'accord final, évidemment en sol majeur. La première fois, Mahan ne fait qu'esquisser cette "petite note", la rendant presque inaudible. Mais à la reprise, on se rend compte que jamais note "sensible" n'aura aussi bien porté son nom. Ce fa dièse est tenu, prolongé même après la fin de la résonance de la note de basse, retardant le plus possible l'arrivée du sol conclusif qui semble presque s'excuser de devoir exister. Ce n'est en rien un "effet", mais la marque qu'il propose à l'auditeur de le quitter sur un point d'interrogation. Ce fa dièse interminable, presque douloureux (ou retard contrôlé du plaisir, ce qui n'est pas loin d'être la même chose quand la conclusion est l'extase) nous dit : "vous seul avez la clé de ce que sera "l'après"...". Lui-même le reconnaît, il n'a pas la moindre notion de ce que "sont" ces Variations. Mais ce qui est certain, c'est que durant ces près de quatre-vingts minutes de musique, il a "su" nous faire voyager, et nous offrir, comme il l'écrit, un "plaisir de l'esprit qui vient du fait d'essayer, de s'engager, de faire des erreurs le long du chemin sans fin vers la Vérité". Et, à l'évidence, nous proposer une version de cette oeuvre, à la discographie pléthorique, plus que sublime : essentielle.

 

Mahan se produit dans le monde entier, enchaînant les récitals. Mais j'attends encore que les organisateurs de concerts se déroulant sur le sol français se débouchent les oreilles et l'invitent dans les salles qu'il mérite, à savoir les plus prestigieuses. À ce jour, il n'a, sauf erreur de ma part, joué qu'une seule fois dans notre beau pays (si l'on excepte une soirée privée dont je donne le lien ci-dessous), au Festival de Sablé, le 27 août 2015, offrant à un public chanceux ces mêmes Goldberg Variationen. Retransmis sur France Musique dans la confidentialité d'un après-midi deux mois plus tard, on ne peut pas dire que son audience fut à la mesure de son talent. Alors il serait temps que ces messieurs-dames se tiennent un petit peu au courant, fassent leur métier et cessent d'ignorer l'une des figures les plus fascinantes du paysage musical d'aujourd'hui. Mais cela, il me semble l'avoir déjà écrit dans un autre article...

 

 

1 CD Deutsche Grammophon/Universal 479 5929.

Sortie le 26 août 2016.

 

Rappels :

 

© Franz Muzzano - Août 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés. 

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2 septembre 2015 3 02 /09 /septembre /2015 21:57
Le salon de musique valaisan de Martha Argerich.

Elle est peut-être le dernier "monstre sacré" vivant de la musique instrumentale. Enfant prodige ayant assuré sans faiblir, à l'âge de huit ans, des concerts comprenant le premier concerto de Beethoven, le vingtième de Mozart et la cinquième Suite française de Bach, elle aurait pourtant voulu être médecin. À 74 ans aujourd'hui, elle est encore une enfant, toujours un prodige (au sens "miracle permanent" du terme), et a conservé de sa vocation initiale un désir illimité du partage, qui l'amène à préférer la musique de chambre aux rendez-vous de soliste. À la fois ermite pour les media et généreuse pour le public et ses collègues (il faudrait, pour elle, parler de "sa famille"), elle aime par dessus tout réunir des amis pour des rencontres où elle n'est plus que "Martha" parmi tous les autres. Le 27 juillet 2007, le Festival de Verbier lui avait donné carte blanche. Savaient-ils ce qu'ils faisaient ? Car le concert qui en résulta donne une idée assez précise des "Schubertiades" ou des soirées où l'on joue jusqu'au bout de la nuit, ensemble, en se passant le relais. Je pense, sincèrement, qu'il a fallu leur demander de s'arrêter. Heureusement, les micros étaient là, et Deutsche Grammophon vient de publier cette soirée magique.

 

Soirée qui commence par le Trio des Esprits, op. 70 n° 1 de Beethoven. Comme un clin d'oeil à la "gentille sorcière" qu'est Martha, cette oeuvre utilisant dans son Largo un thème que le compositeur avait écrit pour son projet d'opéra tiré de Macbeth, projet qui ne vit jamais le jour. Ce mouvement lent, mystérieux, inquiétant, "shakespearien", se place entre un Allegro vivace con brio et un Presto transformés ici en danses de sabbat démoniaques et échevelées, où Julian Rachlin au violon, Mischa Maisky au violoncelle et Martha rivalisent d'espièglerie. On ne serait pas étonné de voir surgir Puck de sous le piano, prêt pour quelques farces dont il a le secret.

 

Martha enchaîne seule (et ce sera son unique exception à la règle du partage qu'elle a faite sienne), avec une oeuvre qui est l'une de ses "signatures", puisque elle a pris l'habitude d'en donner la première pièce, Von fremden Ländern und Menschen, comme bis après ses concertos. Les Kinderszenen, op. 15, de Schumann lui permettent de passer de la sorcière à la conteuse, de l'épure à la virtuosité (Hasche-Mann), en faisant ressortir l'aspect "variations" du premier thème de certaines pièces. Ou en osant la rupture de ton brutale (Träumerei, Fast zu ernst) et la jonglerie en dialogue (Fürchtenmachen). L'enfant peut s'endormir, le poète a parlé, ou plutôt a chanté. Der Dichter spricht, ici presque schubertien, nous laisse apaisés, avec en nous l'impression qu'une maman nous a offert une berceuse.

 

En 2007, il fallait avoir l'aura de Martha pour espérer "canaliser" Lang Lang. Et ne surtout pas lui laisser jouer une pièce en soliste. Nous étions à l'époque où ce phénoménal pianiste ajoutait des difficultés aux oeuvres de Liszt, et se montrait showman plutôt que musicien. Ce temps est aujourd'hui révolu, mais il y a huit ans, lui faire respecter une partition tenait de l'exploit. Rien de tel que le "quatre mains" pour cela, et le Grand Rondeau en La majeur de Schubert est une partition idéale pour le démontrer. Bien difficile de croire qu'ils sont deux, tant il se montre humble et soucieux de se fondre dans le jeu de son aînée. Et puis voilà une belle occasion pour se chauffer avant un magistral Ma Mère l'Oye dans lequel on sent parfois qu'il se retient. Pas dans la Pavane initiale, non, mais Petit Poucet suggère déjà des envies d'accélération, que Martha arrête tout de suite. D'où une impression d'urgence du propos qui sonne magnifiquement. Laideronnette, Impératrice des Pagodes est tenue jusqu'aux dernières mesures, où le tempo de marche s'accélère, tout comme Les entretiens de la Belle et de la Bête voient leur mouvement de valse ne pas rester "très modéré", comme indiqué, mais suggérer une délicieuse danse de pantins. Et là où Martha tient peut-être le mieux les rênes en retenant le cheval fou assis à ses côtés, c'est dans Le Jardin féerique qu'on le constate, où elle déclenche la progression dynamique très exactement au moment où elle le souhaite. Précision qui a son importance, et montre aussi la confiance qu'elle lui porte : entre Schubert et Ravel, ils ont changé de place, c'est elle qui tient la partie droite du clavier. Ou quand le chant "conduit" le discours...

 

 

 

 

Le salon de musique valaisan de Martha Argerich.

Martha Argerich, Lang Lang - Verbier, 27 juillet 2007.

 

Si Lang Lang a probablement plus appris de Ravel ce soir-là que durant toutes ses années d'études, Yuri Bashmet n'a besoin de personne pour connaître son Schubert sur le bout de l'archet. Et pourtant, la Sonate pour arpeggione et piano de Schubert déçoit quelque peu, surtout lorsqu'on se souvient de l'enregistrement que Martha avait réalisé avec Maisky en 1984. Bashmet n'y est pour rien, mais je préfère, dans les premier et troisième mouvements, la sonorité du violoncelle pour évoquer cet instrument éphémère et dont il ne subsiste qu'une dizaine d'exemplaires. Le thème initial rappelle trop celui du quatuor Der Tod und das Mädchen, son contemporain (même si, malheureusement, toutes les grandes oeuvres de Schubert ou presque sont "contemporaines" entre elles...) pour qu'il ne m'évoque pas, irrésistiblement, un son plus "Wanderer". Alors Bashmet chante, oui, mais les passages plus vifs ne peuvent avoir cette nostalgie proche de l'angoisse que peut leur offrir un violoncelle. Et étonnamment, c'est dans l'Adagio que son cantabile est le mieux adapté à la douleur suggérée par Schubert, avec en particulier une reprise du thème qui arrache des larmes.

 

Un siècle, à trois années près, passe et Bartók succède à Schubert. Sa première sonate (publiée) pour violon et piano, Sz 75, date de 1921, et est confiée à Renaud Capuçon. On y retrouve toutes les caractéristiques du Bartók de ces années-là, sorte de tentative de dialogue voué à l'échec entre un violon tour à tour plaintif et agressif, et un piano percussif (sauf dans la partie centrale du premier mouvement, où une symbiose semble naître...pour mieux se détruire). L'Adagio est superbement chanté, avec sa recherche désespérée d'un thème qui ne vient pas, qui se cherche, par un Capuçon au sommet de son art. Il en offre un magnifique récitatif, laissant le piano tenter d'imposer une mélodie. On pense parfois à une improbable rencontre entre Berg et Ravel, la Mémoire d'un ange tentant de converser avec Gaspard de la nuit. Et c'est dans l'Allegro final que les deux se retrouvent, dans une sorte de course à l'abyme, dont il n'est pas interdit de penser que Prokofiev s'inspira pour le deuxième mouvement de sa Sonate pour flûte et piano, composée vingt-deux ans plus tard, et transcrite pour violon à la demande d'Oistrakh. Moment de tension poussé jusqu'à l'irrespirable, qu'une ultime cadence brise comme un coup de poing.

 

Le concert s'achève en pure virtuosité, avec les Variations sur un thème de Paganini de  Witold Lutoslawski. Composées en 1941, elles sont fortement marquées par l'influence de Bartók, et permettent à Gabriela Montero de participer à la fête, l'oeuvre étant écrite pour deux pianos. Et un bis en forme d'ultime clin d'oeil est offert par cette même Gabriela Montero, improvisant un tango (entre autres danses) sur ""Happy Birthday" pour la fille de Mischa Maisky, dont les vingt ans tombaient le lendemain.

 

Rencontre d'amis, concert d'une exceptionnelle densité, leçon d'écoute mutuelle. Où la maîtresse de cérémonie parvient à se faire oublier, alors qu'elle intervient, bis mis à part, dans toutes les pièces. Elle se met au service de la "famille" qu'elle a conviée autour d'elle, ne se gardant que le Schumann. Mais elle ne peut empêcher qu'une constante soit présente durant l'ensemble du concert. Celle de son jeu, unique, s'adaptant à chacun, se fondant dans les sonorités de Bashmet comme dans celles de Capuçon, dialoguant avec Maisky et Rachlin, vampirisant littéralement Lang Lang pour mieux le mettre en valeur. Un toucher que l'on pense connaître par coeur mais qui, pourtant, nous éblouit toujours comme si c'était une première fois. Douceur et percussion, piano de chair et d'âme, musicienne avant tout. Martha est unique.

 

 

Le salon de musique valaisan de Martha Argerich.

Double CD sorti le 17 juillet 2015 - Deutsche Grammophon

 

© Franz Muzzano - Septembre 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

 

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1 juin 2015 1 01 /06 /juin /2015 23:38
Time present and Time past - Mahan Esfahani ou la véritable authenticité.

Des pas résonnent en écho dans la mémoire

Le long du corridor que nous n'avons pas pris

Vers la porte que nous n'avons jamais ouverte

Sur le jardin de roses.

 

Tirés des Four Quartets de T.S. Eliot dont il s'est inspiré, ces vers ont peut-être guidé les pas de Mahan Esfahani pour ce projet a priori déroutant, de toute façon iconoclaste (à son image), et au final simplement prodigieux d'intelligence et d'évidence musicale. Comment travailler sur le minimalisme en convoquant Scarlatti, Geminiani, Górecki, Reich et Bach père et fils, tout en donnant une fulgurante impression de continuité sonore ? Et tout cela avec un instrument aussi difficile à apprivoiser que le clavecin ? Pour un musicien comme lui, il suffit d'accepter sa propre singularité et de laisser libre cours à ses désirs (avec tout de même un immense travail de préparation, rien ne tombe du ciel. L'évidence se mérite...). Il faut une fois pour toutes se dire que le plus fascinant des clavecinistes actuels est simplement inclassable, et c'est très bien ainsi. La France mettra peut-être du temps à comprendre que l'on peut s'être nourri du baroque, se passionner pour la musique de notre temps et vouloir interpréter les deux simultanément, dans un même programme et mieux, en démontrer les similitudes. Folie que tout cela ? Oui, justement, au sens "amusement débridé", c'est-à-dire "Folia". Thème qu'a choisi Mahan comme fil conducteur de son projet.

Rarement cellule musicale aura inspiré autant de compositeurs. Cette Folia (dans son origine portugaise), ou Follia (une fois passée en Italie) ou encore Folies d'Espagne (pour ses versions françaises) est au départ une danse paysanne apparentée à la sarabande. Son thème, ascendant/descendant sur huit mesures, est l'un des plus simples que l'on puisse imaginer. Déjà "minimaliste", en quelque sorte. Et surtout, outre son aspect réellement hypnotique, il est totalement fermé sur lui-même, et donc impose la variation. Si les plus connues d'entre elles furent composées par Arcangelo Corelli, Mahan choisit d'ouvrir sa "porte du temps" avec celles terminant la Toccata nel primo tono d'Alessandro Scarlatti. Aucun hasard dans cette option : le thème en est dès le départ présenté comme déformé, et les vingt-neuf variations s'enchaînent tel un perpetuum mobile qui plonge d'entrée l'auditeur là où il veut l'emmener, à savoir un confort très relatif lié à l'absence de "surprise". Mais voilà qu'arrive l'ultime variation, virtuose en diable, qui imposerait une coda franche. Sauf que de coda il n'y a pas, malgré la cadence parfaite, et que l'on reste en suspension, dans l'attente d'une trentième variation...qui n'existe pas. Et le coup de génie de Mahan à cet endroit est d'enchaîner dans la continuité avec le Concerto d'Henryk Górecki, opus 40. On passe ainsi de 1710 à 1980 sans transition aucune, et le miracle est que seul l'effectif orchestral "trahit" le changement d'oeuvre. On retrouve, simplifié à l'extrême, le thème de La Follia à l'orchestre, réduit aux seules cordes dans une longue exposition plusieurs fois répétée, où seuls quelques orientalismes viennent colorer un propos sévère et volontairement limité à un ambitus extrêmement resserré. Ambitus que le clavecin s'efforce d'élargir comme il le peut, dans un jeu en "batterie" fait de sons conjoints cherchant à imposer la quarte. Mais cette lutte est inégale, l'instrument soliste est comme frustré face à cette machine infernale qui ne peut que le broyer. Évocation des futilités et de la frustration engendrées par une société répressive, selon la vision de Mahan (l'oeuvre fut commandée par la Radio polonaise, créée par Elżbieta Chojnacka, et est un hommage à Wanda Landowska. On sait que côté répression, la Pologne a été servie...). Mais le premier mouvement s'achève en pied-de-nez à la fatalité, avec sa surprenante cadence picarde. Lui succède une partie en apparence plus joyeuse, plus "lumineuse", mais où très vite on se rend compte que l'on ne va nulle part. L'impression d'être embarqué dans un train lancé à grande vitesse pour un voyage en "absurdie" est prégnante, et l'on pense à la partie centrale du Pacific 231 d'Honegger, même si l'arrêt est brutal. Le minimalisme est ici compensé par la brillance d'un clavecin percussif, qui toujours cherche à illuminer le tapis sonore de l'orchestre, dans une sorte de combat sans issue. "Folie" d'un monde galopant à sa perte, où soliste et cordes s'arrêtent finalement de courir, essoufflés, vaincus, ou peut-être sauvés par un ultime éclair de lucidité ou désir de survie, à l'image d'une cadence finale là encore "brutalement optimiste".

Carl Philipp Emanuel Bach, avec ses Douze variations sur les Folies d'Espagne nous replonge dans un univers plus familier lorsqu'on évoque l'instrument, avec un travail autour du thème en apparence plus "classique". Mais le sentiment hypnotique demeure, avec ce ré mineur omniprésent, ensorcelant, que Mahan colore en explorant toutes les possibilités sonores de son instrument (4 pieds, jeu de luth, etc.). Et l'on se sent même pris dans une espèce de confort d'écoute avec le Concerto grosso de Francesco Geminiani, arrangement fidèle de la Sonate opus 5 numéro 12 de Corelli. Là, nous sommes en terrain connu, le maître d'oeuvre confiant même les clés au seul Concerto Köln, et laissant le continuo à son claveciniste Markus Märkl. Serait-il devenu "raisonnable" ? La pièce suivante va nous rassurer : certainement pas !

Dans sa recherche sur la relativité de la notion du "temps" dans le domaine de l'art, Mahan Esfahani nous a démontré, à travers de multiples visions de la Follia, que le minimalisme n'était pas né dans les années 60. Un thème, une tonalité, exploités à l'envi. Et si tout cela n'avait pour but que de nous faire aborder avec une autre oreille la musique de Steve Reich, et son célèbre Piano Phase, créé en 1967 ? Près de dix-sept minutes simplement envoûtantes, pensées au départ pour piano et bande magnétique, puis pour deux pianos (voire avec un seul pianiste usant de deux instruments en même temps, admirez pour cela la fulgurante version donnée en concert par Rob Kovacs le 28 mars 2004 au Wallace College de Berea, dans l'Ohio), que Mahan adapte ici pour le clavecin, en utilisant le re-recording. Il pouvait bien ne pas intervenir dans le Geminiani, vu qu'ici il se dédouble. Et bien que cette oeuvre n'ait a priori rien en commun avec celles qui l'ont précédée sur ce disque, on comprend très vite sa démarche. Le "minimalisme" est là, presque en tant que "dogme", cette pièce en est même l'un des manifestes. Mais si Piano Phase est construit sur la répétition d'un même motif de base découpé en trois sections (douze, puis huit, puis quatre notes, allant vers une simplification), et joué selon la technique du "phasing" (un instrument "2" venant doubler l'instrument "1", puis se décalant progressivement), c'est tout un monde qui s'ouvre à nous. L'effet est prodigieux, culminant dans une espèce de tourbillon sonore avant de revenir au calme. On est fasciné par la virtuosité, bien entendu, par la construction diaboliquement précise de l'oeuvre, mais cette modernité nous rappelle quelque chose. De bien plus ancien encore que la Follia. Et l'évidence s'impose après plusieurs écoutes, nous sommes à Notre-Dame de Paris, vers l'an de grâce 1200, et nous entendons quelque chose qui aurait pu être composé par Pérotin. C'est un organum fleuri qui nous est proposé, d'abord à une voix, puis deux puis, par le jeu des effets de résonance et des harmoniques, toute une polyphonie se créé. Le coup de génie de Mahan est d'avoir senti que, bien plus que le piano, le clavecin pouvait, par sa nature-même, par la variété de couleurs que la complexité de ses partiels apporte, par les surprises que les harmonies fortuites amènent dans le discours, porter l'oeuvre de Reich vers des univers sonores insoupçonnés. Il ne faut pas être rebuté par dix-sept minutes de musique "répétitive", tout simplement parce qu'elle ne l'est qu'en surface. Chaque écoute offre une nouvelle découverte, à tel ou tel moment, en nous faisant entendre des modulations qui n'existent pas, qui ne sont que suggérées par les mélanges de timbres dus aux décalages si savamment "pensés". Ramenés à des sensations proches de celles provoquées par l'Alleluia Nativitas de Pérotin, on se remémore alors le ré mineur de la Follia et l'on se rend compte que nous n'avons guère bougé. Comme l'écrit Mahan dans sa présentation, en citant Eliot, on pourrait dire que nous sommes arrivés "là d'où nous étions partis", à travers la grille inconnue, remémorée.

Comment conclure un tel programme, qui nous a menés vers de telles hauteurs ? Avec Bach, évidemment, et son Concerto en ré mineur BWV 1052. Un Bach jubilatoire, ici "terrien", presque épicurien, qui permet de terminer dans un sourire. Mais si le minimalisme n'est pas au menu ici, le choix de cette pièce n'est pas anodin (même si, comme par hasard, on y entend le thème initial de Reich...). En adaptant les concertos de Vivaldi, Bach a trouvé un matériau thématique purement mélodique, fait lui aussi de cellules d'une simplicité proche de celles de la Follia. La force de l'oeuvre vient peut-être de cette opposition apollinienne/dionysiaque, où l'architecture du cantor de Leipzig vient encadrer la "folie" vénitienne.

Mahan Esfahani souligne la capacité du clavecin à "chanter" dans ce concerto. C'est vrai, mais c'est extrêmement réducteur. Car dès les premières notes du Scarlatti ouvrant le disque, Mahan chante. Et il chante partout, même dans Górecki où son chant est scansion, même dans Reich où il est intérieur. J'avais déjà souligné son exceptionnel legato dans un précédent article, ainsi que sa façon unique de "toucher" l'instrument. Ici, sur un Burkhard Zander de 2012, copie d'un Daniel Dulcken anversois de 1745, ou sur un Detmar Hungerberg de 2010 inspiré d'un modèle florentin du XVIIème siècle (pour Scarlatti), il invente un monde sonore inouï, coloré, percussif et caressant à la fois, qui ne peut que convertir à cet instrument les plus réticents. Par son refus des "étiquettes", par sa curiosité insatiable l'amenant à aborder tous les répertoires (les privilégiés de son seul concert parisien à ce jour se souviennent de son Takemitsu ou de son Bartok autant que de sa sixième Suite anglaise, et il vient de s'attaquer à la Sonate de Martinů de façon hallucinante...), il n'est pas que "renversant", comme le suggère la pochette de son disque. Il est simplement l'un des musiciens les plus créatifs, donc indispensables, de notre époque. Avec, en plus, la simplicité et l'humilité qui caractérisent les plus grands. Et tant mieux s'il dérange, car quelque chose me dit qu'il n'a pas fini de déranger. Au prochain disque, Mahan, en attendant que la France ait la bonne idée de t'inviter ! Mais d'ici là, savourons celui-là. Au temps présent.

 

© Franz Muzzano - Juin 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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14 mars 2015 6 14 /03 /mars /2015 22:44
The Chopin Project - Nohant sous la pluie.

Ólafur Arnalds est de cette race de musiciens qui osent tout, refusant d'intégrer la moindre chapelle, et qui, au-delà de surprendre, tombe juste à chaque fois. Compositeur et multi-instrumentiste, cet Islandais de 28 ans est passé du heavy metal au minimalisme pointilliste sans jamais renier son credo créatif, témoignant d'une espèce de "mélancolie souriante" et de conviction lucide en un lendemain heureux. La signature de la bande originale de la série Broadchurch lui a offert une notoriété mondiale, qui lui permet aujourd'hui de proposer les expériences les plus folles. À l'image de ce Chopin Project, où il s'approprie la musique du compositeur comme pour nous inviter à entrer dans son monde. Et le résultat est là, fulgurant d'évidence. Nous pénétrons l'âme-même de Chopin, à travers des arrangements d'une délicatesse et d'une subtilité magiques.

Il se trouvera des puristes pour ignorer superbement ce disque, voire pour hurler à la trahison. Les mêmes, peut-être, se levaient pour ovationner Lang Lang quand, il n'y a pas si longtemps, il ajoutait des traits et autres variantes aux partitions de Liszt pour mieux faire valoir sa fulgurante virtuosité. Nous étions au cirque, mais le singe savant était irrésistible. Liszt, lui, n'avait nul besoin de cela. Fort heureusement, le pianiste s'est assagi, et est devenu musicien, ces excès semblent derrière lui. Mais ces puristes, et c'est fort dommage, refuseront de voir que dans ce Project, le plus important n'est pas Ólafur Arnalds, mais bien Chopin.

Il faut avant tout se laisser prendre par ce qui nous est proposé. Une ambiance de fin d'automne pluvieuse loin du tumulte de la ville, comme on pouvait en vivre chez George Sand, à Nohant. Chopin, incarné par la pianiste Alice Sara Ott, joue quelques nocturnes, largo de sonate, son Prélude en ré bémol majeur. On entend sa respiration, ses hésitations parfois, donnant l'impression qu'il improvise. Des bribes de conversations, des bruits de chaises nous parviennent, ainsi que le souffle du vent dans les arbres. La pluie frappe les carreaux. On devine une cheminée qui crépite. Il lance une nouvelle pièce et, soudain, un ami violoniste s'invite et prend sa suite. C'est le Nocturne en do dièse mineur, et Chopin s'arrête pour l'écouter, avant de conclure. D'autres amis s'essaient au quatuor à cordes, le relayant. Le temps s'est arrêté...

Où est Ólafur Arnalds durant cette petite heure de musique ? Tout simplement dans la peinture sonore, et dans la mise en scène, de ce moment d'échange. Le son du piano ne doit pas être très éloigné de celui du Érard qui chantait à Nohant, et c'est bien volontaire. Il a lui-même "préparé" l'instrument, non pas pour le déstructurer à la manière d'un John Cage, mais pour lui donner l'âme d'un confident, lui ôtant tout effet de brillance. Le son peut être doux, étouffé, détimbré parfois, c'est le son d'un piano "ami". Et sous les doigts d'Alice Sara Ott, il chante, ou fredonne, comme le ferait justement un ami. Jouer de façon plus simple, plus naturelle, plus "anti-pianistique" signifierait fermer le couvercle du piano, et ce n'est pas une mince performance pour une artiste de son calibre, à qui l'on doit déjà une intégrale des Valses du même Chopin chez Deutsche Grammophon. Les arrangements, qui recomposent les thèmes pour les cordes en les étirant dans un style volontairement répétitif, ajoutent à cette atmosphère d'apaisement et de naturel, et la prise de son colore l'ensemble d'une touche "vieux style", qui nous place au centre du salon, entre deux phrases d'invités ou deux rires étouffés de possibles futurs amants.

Mais que l'on ne s'y trompe pas. Ce disque n'est pas "confortable", il est tout sauf de la musique d'ambiance. Il nous plonge, au contraire, au plus profond de l'intime. Intime d'Ólafur Arnalds et de ses musiciens, oui, mais d'abord le nôtre. La volonté évidente de n'offrir que des tempi étirés nous apaise, bien entendu, mais aussi nous questionne. Ce n'est pas un cadeau pour l'Homme pressé de Paul Morand, il s'enfuierait après trois minutes. C'est au contraire une invitation à nous poser, à nous laisser prendre par cette douceur, par cette proposition de voyage vers l'accalmie, loin des tumultes. Un disque à écouter en s'imaginant à Nohant un soir de pluie, auditeur privilégié d'un génie tourmenté mais n'oubliant pas de sourire, sous l'oeil complice de George Sand. Un disque à écouter en partageant un verre, sans quitter un instant des yeux la personne qu'on aime. Un disque à partager...intimement.

 

Sortie le 16 mars 2015 - Mercury Classics.

 

 

 

 

© Franz Muzzano - Mars 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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Présentation

  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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