L'histoire d'un chef-d'oeuvre rejoint parfois l'Histoire tout court, par sa genèse comme par son importance dans le processus de création d'un compositeur. Certaines pièces donnent même une clé pour entrer dans l'univers réel d'un musicien, et le Concerto pour la main gauche éclaire bien des zones d'ombres qui entourent le mystérieux personnage qu'était Maurice Ravel.
On a l'image d'une espèce de dandy tranquille, méticuleux, rassurant "horloger suisse", comme il fut surnommé. Image, oui, mais que cachait ce masque affable, courtois, souvent peu passionné et parfois désabusé ? Cette solitude était-elle choisie ou subie ? Les historiens ont cherché et cherchent encore la plus petite trace de vie sentimentale chez lui, et on ne lui a connu aucune liaison, même fugace, avec qui que ce soit. Aucune femme en tout cas, même si une étude récente laisse entendre que le prénom Misia se trouve caché dans les thèmes de nombreuses oeuvres (Misia Sert était une amie, dédicataire de La Valse, et tante des deux enfants à qui Ma mère l'oye est dédiée). Quand bien même cette "signature" serait réelle, elle ne prouverait rien. La vie sociale de Ravel était riche, malgré son goût pour la solitude, ses ami(e)s se comptaient par dizaines. Aucun témoignage ne laisse supposer la moindre relation, même homosexuelle comme certains ont voulu le faire croire sous prétexte qu'un homme sans femme serait par définition attiré par un autre homme. J'ai eu l'immense chance d'être élève d'Yvonne Desportes, compositeur elle-même, prix de Rome en 1932, qui fut un membre permanent du cercle entourant Ravel. Elle racontait souvent de nombreuses anecdotes croustillantes sur tous les personnages qu'elle avait pu connaître (et les noms donnaient le vertige, surtout quand on la voyait en photo avec eux sur les murs de sa petite maison près de la Place Denfert-Rochereau : Dukas, Stravinsky, Ansermet, Ramuz, Honegger, Colette, Léon-Paul Fargue, Ida Rubinstein...), et je lui ai un jour posé la question : "Et Ravel, alors ?...". Sa réponse fut très simple : "Alors lui, mystère !!!".
Qu'elle soit choisie ou subie, cette solitude fut de toute évidence une des conséquences de la grande guerre. Exempté de service militaire à cause de sa taille (1 mètre 61), refusé alors qu'il souhaitait tout de même s'engager car trop léger de deux kilos, il parvint malgré tout à intégrer un régiment en tant que conducteur de camion. Accidenté près de Verdun, il fut ensuite touché par la dysenterie et frappé par une péritonite. Dans le même temps, il apprenait le décès de sa mère. Tout cela s'ajoutant aux horreurs quotidiennes du front ou des hôpitaux militaires, ce n'est pas du tout le même Ravel qui rentra à Paris une fois le conflit terminé.
Toute une part sombre commença à s'installer dans son oeuvre (même dans les pièces apparemment les plus légères), à commencer par le court ballet La Valse, commandé par Diaghilev, où la danse viennoise est malmenée, défigurée, comme un sourire de gueule-cassée. Mais cette noirceur est encore bien cachée, par ironie mais surtout par pudeur. Un homme va le ramener à la réalité brute : le pianiste autrichien Paul Wittgenstein.
Paul Wittgenstein.
Ce pianiste virtuose avait perdu son bras droit sur le front russe, mais n'avait pas pour autant renoncé à sa carrière. Bien évidemment, plus aucun répertoire ne pouvait lui convenir. Il décida alors de contacter les plus grands compositeurs de son temps afin qu'ils lui écrivent des pièces pour sa seule main gauche. Richard Strauss lui dédia une oeuvre pour piano seul, et Prokofiev son quatrième concerto. En 1929, quand Ravel reçoit cette demande, elle lui parvient en même temps que celle du chef Serge Koussevitzky pour un concerto "traditionnel". Il va alors se mettre à travailler simultanément sur les deux oeuvres.
Étonnamment, et même si cela est moins évidemment perceptible dans celui pour la main gauche dans la mesure où il est d'un seul tenant, ces deux concertos seront une première pour la musique française. En effet, à part Camille Saint-Saens (lui-même pianiste virtuose), aucun "grand" compositeur français n'avait jusqu'alors tenté l'aventure de cette forme classique en trois mouvements, si prisée par les Allemands ou les Russes. Ravel va s'y atteler non sans difficulté, la plus naturelle étant qu'il souhaite que le résultat sonore ne donne jamais l'impression qu'une seule main est à l'ouvrage. La plus naturelle, mais peut-être pas la plus profonde. Avec cette oeuvre, il va en moins de vingt minutes concentrer tous ses démons intérieurs dans un torrent de violence, de noirceur et de ruptures fatales qu'il n'avait jamais osé, ou souhaité exprimer.
C'est un combat, une lutte sans pitié entre l'instrument soliste et la masse orchestrale. Un combat qui semble venir des entrailles de la terre, avec ce contrebasson surgissant de nulle part, dans l'extrême grave, amenant un fortissimo du tutti qui s'interrompt brutalement pour laisser place à un bref silence lui même brisé par la main qui semble s'abattre sur le clavier. Un thème s'ébauche, incertain, hésitant, comme un appel à l'aide du piano laissé seul. Commence alors une espèce de dialogue impossible entre l'orchestre et lui, modulant sans cesse dans un schéma majeur/mineur qui n'est qu'un leurre (même si l'oeuvre affirmera son intitulé "en ré majeur" dans les moments les plus explosifs), et alternant des instants de grande douceur mélancolique et des réveils douloureux. La deuxième partie propose enfin une véritable entente, une sorte de conversation, mais sous une forme totalement novatrice : celle d'une diabolique sarabande fortement influencée par le jazz. On croirait que le soliste se libère et trouve un fugace instant de joie en improvisant sur un thème modal rythmé par un groupe de percussions très riche. Mais ce thème est en fait exactement le même que celui de la première partie. Déformé, brisé, sauvagement agressé comme si le piano voulait s'en libérer mais rien n'y fait. Il y est enchaîné et dans un crescendo d'une violence inouïe, l'orchestre le terrasse. La troisième partie sonne alors comme une longue et sublime lamentation désabusée, proche d'un nocturne, dans laquelle le soliste ne combat plus, n'implore plus mais semble revoir toute sa vie en finissant par une ébauche de prière. Mais la fatalité, audible dès la première note, se rappelle à lui sous la forme de quatre accords "cassés", presque des clusters, qui provoquent l'inéluctable chute du couperet.
Jamais Ravel ne composa quoi que ce soit d'une telle violence, et surtout d'une telle noirceur, les quelques épisodes souriants étant implacablement interrompus par de véritables coups de fouet. Et cette volonté de montrer la souffrance, la révolte ou l'affrontement demande au pianiste des prouesses de virtuosité hallucinantes. La seule main gauche couvre toute l'étendue du clavier, et il est indispensable que chaque doigt impose le même poids, pénètre le clavier avec la même force que les quatre autres. De par la main sollicitée, c'est évidemment le pouce qui doit assurer le plus le contour mélodique, offrant ainsi un appui presque confortable. Mais de fait, c'est aussi l'auriculaire qui doit faire sonner la basse, aidé des autres doigts formant bloc...quand le passage à jouer n'est pas une longue guirlande d'ornements autour d'un thème en forme de choral, comme cela est le cas dans la longue et sublime cadence de la troisième partie. Il faut un immense pianiste, doté d'un poignet d'une souplesse à toute épreuve et d'une musculature d'acier, pour parvenir à dompter cette partition, et surtout à faire oublier sa terrifiante difficulté.
Ce n'était malheureusement plus le cas de Wittgenstein, qui se permit de modifier de très nombreux passages qu'il ne pouvait maîtriser, lors d'une première création à Vienne en novembre 1931, dans une version pour deux pianos. Il s'ensuivit une brouille entre Ravel et lui. Mais Wittgenstein avait obtenu l'exclusivité pour interpréter l'oeuvre, et le compositeur ne put pas se tourner vers un autre pianiste (par exemple Marguerite Long, qui créera le Concerto en Sol). Il quitta Vienne sans entendre la première audition, donnée le 5 janvier 1932. Bien pire, ayant interdit à Wittgenstein de le jouer en France, il n'entendit jamais son concerto dans sa version avec orchestre, étant dans l'incapacité physique de se déplacer pour la première parisienne, donnée par Jacques Février et Charles Munch le 19 mars 1937. Il s'éteindra le 28 décembre de cette même année.
Samson François.
Rares sont les oeuvres pour lesquelles le choix de l'interprétation est aussi évident. Si l'on peut discuter autour du Concerto en Sol, on rend très vite les armes dans ce cas précis. Certes, Leon Fleisher a donné une version magnifique (souffrant durant de longues années d'une paralysie de la main droite, il se concentra sur le très rare répertoire qu'il pouvait encore jouer), si d'autres s'y sont essayé avec bonheur, aucun n'arrive à la cheville du miracle qui eut lieu à Paris, Salle Wagram, les 1er, 2 et 3 juillet 1959.
Trois jours donc, et cinq séances suffisent pour mettre "en boîte" l'un des plus beaux disques de tous les temps, couplant les deux concertos. L'orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire est dirigé par André Cluytens, et au piano s'est installé l'immense Samson François. Ce magicien, ce diable enchanteur, cet éternel enfant à la technique phénoménale donne l'impression que cette oeuvre a été non pas écrite, mais pensée pour lui. Mieux, qu'elle a été composée PAR lui, tant tout semble aller de soi, toute difficulté semble effacée, tant il est lui même le piano. Il avait l'habitude de dire "je ne joue pas du piano, je joue au piano". L'instrument ne compte pas pour lui, seule la musique existe. Et c'est en conteur d'une terrifiante histoire qu'il se transforme, violentant le clavier dès le premier accord qui sonne comme un hurlement, faisant exploser sa révolte dans un déferlement d'arpèges où chaque note s'incruste de manière égale. Et puis ricanant dans la partie centrale, dans un pied-de-nez insolent proposé à la mort qui s'annonce. Et enfin faisant chanter son nocturne final avec un sens du phrasé qui arrache des larmes. Cluytens, lui, ne demande qu'une chose à son orchestre : l'écouter, le pousser encore plus loin, et le mettre finalement à mort. On ne sort pas indemne de l'écoute de cet enregistrement, et pour tout dire on ne s'en remet jamais vraiment tant le choc est violent, porté directement au plus profond des tripes.
Mais le disque revient de loin. André Cluytens et René Challan, le directeur artistique, pensaient que certaines imperfections à l'orchestre devaient être corrigées. Samson refusa avec à peu près la même violence que celle qu'il avait mise dans son jeu : "Ce n'est pas parfait ? et alors...il s'est passé quelque chose, un moment rare, unique, qui ne peut être retrouvé. Comme un "live" en studio. Non, il n'y aura pas d'autre prise".
Cela lui vaudra une courte brouille avec Cluytens, et une définitive avec Challan, qui n'avait pas compris grand chose sur ce coup-là. Il ne pourra que constater que cette pure merveille obtiendra le Grand Prix du disque en 1960. Et restera (encore aujourd'hui) l'une des meilleures ventes de tout le répertoire classique.
Il existe un témoignage filmé de ce concerto, capté lors d'un concert donné le 24 octobre 1964 à Pleyel, avec l'orchestre de l'Opéra de Monte-Carlo dirigé par Louis Frémaux. Malheureusement, Samson n'est pas dans un grand soir. Ce pur génie était tout sauf une machine à jouer et la fabuleuse troisième partie ne peut faire oublier un départ approximatif. On peut rêver qu'un jour surgira des archives un autre concert où serait alors rendu visible le miracle offert par ce disque indispensable.
Alors fermons les yeux et...