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11 février 2015 3 11 /02 /février /2015 01:21
Les 40 ans d'El Sistema - Un phénomène exemplaire et ses limites.

Collision fâcheuse ou coup éditorial, le pamphlet de Geoffrey Baker démontant le phénomène "Sistema" est sorti dans la foulée d'un disque célébrant le quarantième anniversaire de cette institution créée par José Antonio Abreu en 1975. Paru aux éditions Oxford University Press, le livre de Baker sera considéré par les uns comme un brulôt à charge, et par les autres comme une étude montrant que le miracle généralement présenté ne serait en fait pas si désintéressé que cela. Je me garderai bien de porter le moindre jugement sur cette publication, tout simplement parce que je ne l'ai pas lue. Mais Baker n'est pas un illuminé inculte, il est docteur en musicologie de l'Université de Londres, et a enquêté sur place, au Venezuela. Alors véritable dénonciation étayée d'une vitrine pas si rose que cela, ou mensonge par exagération de certaines pratiques dans le modèle éducatif proposé (un libéralisme anglo-saxon qui s'inquiéterait d'une réussite "collectiviste", en quelque sorte) ? Il sera temps pour certains d'attaquer ce livre, et pour Baker de se défendre. Mais pour le moment, il nous faut juger sur pièce le travail du Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela et de son chef emblématique, Gustavo Dudamel, devenu en quelques années une véritable star.

La programmation est très intelligente, faisant la part belle aux oeuvres de compositeurs d'Amérique Latine, ou s'ouvrant sur un décapant Mambo extrait de West Side Story, dont Dudamel dirige régulièrement la suite de danses. Mais c'est peu dire que l'on rêverait d'une intégrale, tant l'ensemble se fond dans l'univers de Bernstein. Une grande place est consacrée à l'Argentin Alberto Ginastera, avec des extraits du ballet Estancia (son opus 8, datant de 1941). L'orchestre y est chez lui, dans des passages purement rythmiques, avec une grande utilisation de la pulsation à cinq temps. Toute l'énergie, toute la franchise des attaques, tout le sens de la relance perpétuelle de Dudamel y font merveille. Mais l'élégie est aussi à l'honneur dans la très belle Danza del trigo où les couleurs se fondent, le velouté des cordes répondant au chant de la flûte ou du violon solo, tous deux magnifiques. Formée des meilleurs éléments des multiples formations issues du "Sistema", il est après tout naturel que cette phalange sonne de façon superbe. Alors quand on en extrait quatre pour "inventer" le Simon Bolivar String Quartet, cela donne un quatuor réunissant "les meilleurs éléments des meilleurs éléments" du pupitre des cordes. Et dans les deux mouvements sélectionnés du Quatuor à cordes n° 1 opus 20, du même Ginastera, on touche à l'excellence. L'oeuvre regarde vers l'Europe Centrale, parfois même vers Alban Berg, et la recherche harmonique est permanente et totalement aboutie. Belle idée d'offrir ainsi deux facettes d'un compositeur mort en 1983, et que l'on redécouvre depuis quelques années, alors que certaines de ses oeuvres avaient été créées, voire commandées, par des pointures comme Erich Kleiber, Igor Markevitch, Eugene Ormandy ou Mstislav Rostropovitch.

Bien oublié, en revanche, le compositeur Mexicain Silvestre Revueltas, peut-être plus connu pour ses activités politiques que musicales, est aussi honoré avec un extrait de son oeuvre la plus célèbre, La Noche de los Mayas où, là encore, le caractère très percussif, à l'évidence influencé par Stravinsky, trouve avec Dudamel une nouvelle jeunesse, sans toutefois que l'on souhaite en entendre beaucoup plus. Il n'en est pas de même de la très célèbre et chaloupée Danzón n° 2 du Mexicain Arturo Márquez, qui trouve ici une interprétation idéale, toute de coloris et où chaque pupitre est tour à tour mis en valeur.

Oui, dans ces oeuvres-là, le travail fourni durant les quarante années du "Sistema", ainsi que le talent de Dudamel, rendent cet ensemble difficilement surpassable. Mais voilà, il y a quatre autres plages. Et là, les limites sont très vite atteintes.

Le Finale du douzième Quatuor en fa majeur, l'Américain, de Dvořák, est plutôt réussi, bien que manquant tout de même de contrastes dans les nuances, et pris dans un tempo par trop rapide. Mais la qualité des quatre solistes (et la relative simplicité de la forme) font passer une interprétation un peu trop linéaire. Les choses se gâtent sérieusement, en revanche, avec la Valse de la Cinquième Symphonie en mi mineur, opus 64, de Tchaïkovsky. Le tempo, allegro moderato, est respecté, mais Dudamel tombe dans tous les pièges possibles et imaginables que recèle cette pièce. Valse, oui, mais valse "russe", avec tout ce que cela comporte de second degré mélancolique. Ici, nous entendons une espèce de flux orchestral qui certes sonne très bien, mais ne raconte rien. Et s'épanche dans un rubato sirupeux (ah ! ces quelques premiers temps bien retardés et appuyés...), où les nuances sont plaquées, sans aucunement signifier quoi que ce soit. L'ennui s'installe au bout de dix mesures, et ne nous quitte pas. Sans exagération de ma part, nous ne sommes pas très loin de ce qu'en proposerait un André Rieu...

Et que dire, enfin, des deux extraits tirés de symphonies de Beethoven ? Le Scherzo de l'Héroïque, tout d'abord, d'une sécheresse indéfendable, martelé et taillé à coups de serpe, sans véritable phrasé ? Allegro vivace, oui, mais sans précipiter le mouvement, nous ne sommes pas dans une course à l'abyme ! Quant à l'entrée des cors, c'est le Freischütz qui s'invite chez Ludwig sans y avoir été convié, ne manque que le Choeur des Chasseurs pour compléter l'anachronisme.

Malheureusement, le disque s'achève avec le Finale de la Septième Symphonie. Et Dudamel semble vouloir remporter un concours. Allegro con brio ne veut pas dire Presto, voire Prestissimo. La violence du propos est telle (les coups d'archets !) et les coups de boutoirs assénés lors du second thème si brutaux que l'on est vraiment très loin de "l'apothéose de la danse" suggérée par Wagner. Là encore, des nuances sont proposées, mais de façon artificielle, simples contrastes dynamiques, sans la moindre raison d'être. Quant à la cadence finale, si Beethoven avait su qu'il avait suggéré le bruit de la chute du couperet d'une guillotine...

Si l'orchestre sonnait mal, on passerait très vite sur ces fautes de goût, mais le plus gros souci est qu'au contraire, il sonne superbement bien. Et tout le problème de Dudamel, et de ses musiciens, se situe justement là. On a pu le voir encore récemment, dans des concerts Wagner, ou des enregistrements de symphonies de Mahler. Le véhicule est magnifique, mais quel est le voyage qu'il nous propose ? On entend une phalange de premier ordre, mais qui nous joue un "Concerto pour Orchestre", pas du Beethoven, pas du Tchaïkovsky, pas du Wagner, pas du Mahler. Nous écoutons du Simon Bolivar. C'est très joli, mais ce n'est pas "ça". Tout simplement parce que tout sonne absolument de la même façon. Si j'osais une comparaison plus qu'hasardeuse, je dirais qu'on retrouve un peu le résultat des derniers enregistrements de Karajan, quand ayant découvert le numérique, il voulut réenregistrer une partie de son vaste répertoire. La Rolls Royce des Berliner y était magnifiée, mais Mozart sonnait comme Schumann, qui sonnait comme Richard Strauss. Bien entendu, le rapprochement s'arrête de lui-même. Karajan avait suffisamment donné de preuves de son génie et, ayant tous les pouvoirs, se permettait tous les caprices. La postérité a fait le tri, et ces fameux enregistrements "de luxe" ont été oubliés au profit d'interprétations plus anciennes, où les compositeurs étaient servis. Mais le "cas" Dudamel, et plus généralement celui des musiciens issus du "Sistema", est tout autre. Au point, d'ailleurs, que beaucoup commencent à réviser leur jugement excessivement laudatif d'il y a quelques années. Je ne suis pas certain, par exemple, qu'un Simon Rattle dirait aujourd'hui qu'El Sistema représente l'avenir de la musique.

La raison de ce constat est peut-être très simple, et dépasse les jugements que semble porter Baker. Le "système" mis en place par Andreu il y a quarante ans a été un succès indéniable en termes d'éducation, d'avenir social, de réalisation personnelle pour des milliers de jeunes. Il a formé des musiciens de premiere force, techniquement irréprochables, et qui en plus s'écoutent, car n'ayant pas pour ambition première d'être des solistes. Mais il n'a pas pu, et d'ailleurs le peut-il, leur donner l'héritage culturel indispensable à l'interprétation de la musique européenne. Et à l'intérieur de cette musique, les spécificités propres à chaque style. On sait les difficultés que les orchestres français ont rencontrées durant des dizaines d'années avant de pouvoir faire "sonner" Brahms. Ces mêmes difficultés qui étaient celles de leurs collègues germaniques pour reproduire les couleurs offertes par Debussy ou Ravel. Des échanges, des remises en question, Abbado à Berlin, Prêtre à Vienne, plus récemment Masur à Paris ont aidé à résoudre ces problèmes "culturels", voire "héréditaires". Il faudra du temps aux musiciens du "Sistema" pour apprivoiser, puis maîtriser et enfin sublimer cet immense répertoire. Ils en ont les moyens, techniquement parlant. Mais il faudra briser le "système", en faisant travailler très souvent le Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela avec des chefs nourris à Beethoven, Berlioz, Brahms, Wagner et tous les autres. Et que Dudamel se souvienne qu'il fut l'assistant de Rattle, et reçut les conseils d'Abbado et Barenboïm. Et qu'il dirige aussi le Philharmonique de Los Angeles. Alors, avec de tels talents, Tchaïkovsky et Beethoven ressembleront à quelque chose. Comme la musique de Ginastera, de Bernstein ou de Marquez qui, à elle seule, justifie l'acquisition de ce disque.

 

Leonard Bernstein - West Side Story - Mambo - Simon Bolivar Symphony Orchestra, direction Gustavo Dudamel - New York, 11 décembre 2012.

 

 

© Franz Muzzano - Février 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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Présentation

  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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