De très loin le meilleur film de l'inégal Louis Malle, et immense film tout court, Le Feu follet est aussi l'une des adaptations de roman les plus fidèles qui aient été tournées.
D'abord, et peut-être avant tout parce que le livre de Drieu La Rochelle est en soi une splendeur, témoignage du malaise de son auteur, de ses dégoûts, de ses aspirations déçues, de ses rêves, de son long chemin vers l'inéluctable. Et pour une fois, un roman n'est pas trahi ou détourné. Certes, le traumatisme inguérissable de Charleroi n'est pas comparable à ce que fut la tragédie algérienne (encore que...). Alain Leroy y a vécu l'enfer, s'y est senti trahi, abandonné, et en a gardé des copains OAS. Ici, les années folles sont remplacées par les derniers feux de l'existentialisme. Les amis d'autrefois, compagnons de maraudes ou de griseries, se sont embourgeoisés. Les femmes jadis aimées sont casées, vieillies, parfois toujours amoureuses. Et Alain n'en peut plus. Plus envie de mentir, de se mentir. L'alcool était un médicament qu'il savait être un piège, quatre mois de désintoxication à Versailles l'ont anesthésié. Dorothy est à New York, et n'en reviendra pas. Les bras de Lydia, au tout début du film, sont doux mais ne sauraient suffire. Alors, une dernière virée pour un ultime adieu à ses anciens compères, le retour à Versailles, et le coup fatal.
Pour comprendre Alain/Drieu, il faut relire le roman, et d'ailleurs toute son oeuvre teintée des mêmes constats (à l'exception de l'étrange et magnifique Beloukia, sorte de sublime griserie émergeant du grisâtre), en terminant par Récit secret, clé de tous ses écrits. Louis Malle a su voir l'écrivain maudit, sans les oeillères habituelles des créateurs/censeurs de son époque, et son empathie avec Alain n'est pas très loin d'être empathie avec Drieu. Alors il l'imagine fantôme déambulant dans le Paris des années 60. Superbement filmé, le Quartier Latin devient un village, les jardins sont magnifiés, les appartements somptueux. Mais tout cela est trop petit pour ce puissant porteur de rêves, ce faux dandy, ce vrai poète. Les autres essaient de le dérider, de l'aider avec leurs pauvres mots, et même de le séduire. Aucun ne le comprend, mais tous ont peur. Et ceux qui un jour ont vu un proche se balançant au bout d'une corde se poseront tous la même question : qu'aurais-je pu, qu'aurais-je dû faire ?
Somptueusement mis en scène, ce film n'est pas à classer "Nouvelle Vague", malgré son auteur et sa sortie (16 octobre 1963). La scène d'ouverture, minimaliste, pourrait pourtant faire penser au Resnais de la première période. Mais Louis Malle ne s'enferme pas dans des codes, et ne craint pas la narration. Tout est clair, défini, simple, évident et généreux à la fois. Et même virtuose, quand il filme le monologue d'Alain en tournant autour de lui, pas comme l'aurait fait un Lelouch mais en cassant le rythme, à la manière d'un pianiste de blues qui déploierait librement son chant sur une main gauche imperturbable. De plus, il sait ce que filmer un visage veut dire. Il y a quelque chose du Cassavetes à venir dans ses gros plans sur les regards, sur les sourires. La photo de Ghislain Cloquet est finement travaillée, sans effet, naturelle, offrant un noir et blanc fataliste parfois proche de celui choisi par Allégret dans sa trilogie désespérée. Le choix de Satie pour la musique, utilisée avec parcimonie pour prolonger les silences et colorer les orages intérieurs est une idée judicieuse. Roman en or parfaitement adapté en mêlant la ligne claire de la "qualite française" et les recherches de la Nouvelle Vague dans ce qu'elle a de meilleur, à l'exemple du tournage en extérieurs, une équipe technique au service d'un tout. Place aux comédiens.
Ou plutôt "au" comédien, Le "feu follet", cette petite lumière flottant au-dessus de sa propre pierre tombale pour mieux s'y engloutir, c'est et ce sera à jamais Maurice Ronet. Acteur trop rare, mais à chaque fois depuis très proche d'Alain Leroy, jusque peut-être dans sa propre vie. Présent tout le long du film, il en fait à lui seul un chef-d'oeuvre. On croirait par moments regarder un documentaire sur un homme ayant demandé à ce que l'on filme ses dernières heures tant il apparaît vrai, tant il semble ne jamais jouer. Les qualificatifs quant à son interprétation manquent, on se contentera de dire qu'il EST tant Alain Leroy que la simple vision de certaines expressions en devient douloureuse.
Difficile alors d'exister autour d'un tel monument, mais ce n'est finalement pas plus mal. Les autres ne doivent être que spectres qu'il vient saluer. Tous sont remarquables. Moreau n'a qu'un petit rôle (cadeau fait à Madame...), l'empêchant de trop accaparer la caméra. Mention spéciale à l'encore plus rare Bernard Noël, superbe, à Jacques Sereys et Alexandra Stewart, couple d'anciennes débauches aujourd'hui bien trop rangés, mais dont les visages trahissent l'émotion et le désespoir de ne rien pouvoir faire. Et à Lena Skerla, dernière amante ouvrant le film pour une histoire d'amour finissante tout droit sortie de l'univers de Drieu (on pense à Gilles), vouvoiement inclus.
Du très grand art, que Malle n'a plus jamais ne serait-ce qu'approché par la suite.
© Franz Muzzano - Avril 2013. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.