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31 janvier 2018 3 31 /01 /janvier /2018 22:06
Un Ballo in maschera à Bastille - Somnolence et fulgurances.

Piero Pretti, Nina Minasyan. © Émilie Brouchon.

 

Nous savons, depuis 2007, que Gilbert Deflo n'a pas grand chose à nous raconter avec cette oeuvre qui, pourtant, multiplie les situations "théâtrales" et offre quantité de possibilités de "conversations" et de jeu en aparté. La reprise de 2009 n'avait rien proposé de nouveau, et neuf ans plus tard, nous constatons toujours le même vide sidéral que les changements de décors ne parviennent pas à combler. Certes, l'antre d'Ulrica colore un peu l'omniprésent noir et blanc (enfin...surtout noir...) des quatre autres tableaux, et le superbe travail sur la lumière de Joël Hourbeigt allume le bal de quelques feux bien venus. Mais il est alors trop tard. Le génie de Verdi, montrant un Riccardo à la fois suicidaire et faussement désinvolte, passant de la légèreté tragique au désespoir assumé, ou un Renato enchaîné dans son dilemme amitié/jalousie, est ici superbement ignoré au profit d'une vision on ne peut plus basique, voire caricaturale et digne de la célèbre citation de George Bernard Shaw. Et comme, en plus, les seules indications données aux chanteurs semblent être des directives d'entrées à cour, de sorties à jardin ou de simples placements, chacun compose son personnage comme il le peut. Regardant Renato somnoler durant le Morrò, ma prima in grazia d'Amelia, je n'ai pu m'empêcher de penser à ce que Warlikowski lui aurait suggéré. Mais Warlikowski s'est fait huer, pas Gilbert Deflo. Paradoxe d'un certain public préférant la mise en place expédiée à la caractérisation travaillée, et qui justifierait la généralisation des versions de concert.

Renato somnole, donc, et comment lui en vouloir dans la mesure où moi aussi, bien souvent, je me suis senti envahi par une sorte de torpeur, comme si une petite voix insistante me susurrait un lancinant "vos paupières sont lourdes, lourdes...". Max Richter s'invitant chez Verdi, dans la flamboyance du Ballo, voilà qui est pour le moins anachronique. Les chanteurs n'en sont en rien coupables, et ont même beaucoup de mérite à ne pas s'asphyxier dans nombre de leurs interventions. Car le responsable en est Bertrand de Billy. Je ne dis pas le fautif, sa conception étant celle d'un véritable chef de fosse qui écoute son plateau et défend ses options. Il est bien trop musicien pour ne pas avoir longuement étudié l'ouvrage, en avoir perçu toutes les richesses. Mais voilà, comme très souvent avec lui, j'entends un magnifique travail analytique, une remarquable science des couleurs, un équilibre des masses et des plans sonores exemplaire, mais je reste extérieur. Le choix de tempi étirés serait défendable si le phrasé était habité par une flamme, une énergie intérieure que je n'entends pas. Le respect absolu de la partition est une chose, se laisser enfermer dedans en est une autre. Bertrand de Billy serait, et est peut-être déjà, un excellent pédagogue. Mais sans aller jusqu'à dire que sa direction est scolaire, il lui manque, et ce de façon récurrente pour moi, la petite touche de folie, la surprise de l'inattendu qui éclaire différemment tel ou tel passage, voire le pari d'oser donner le sentiment d'improviser quelque chose, à partir du moment où la confiance en l'orchestre est installée. Ce respect est louable tant qu'il ne devient pas carcan, et plus d'une fois j'ai eu l'envie de lui crier "Mais lâche-toi !". Souvenons-nous des représentations de Carmen la saison dernière. L'alternance avec Sagripanti avait été parlante sur ce point-là. Parfaite lecture d'un côté, redécouverte d'une partition, mise en avant d'une multitude de détails, relance perpétuelle pour dessiner un grand arc sans la moindre discontinuité de l'autre. Et, dans les deux cas, chanteurs parfaitement à leur aise car se sentant écoutés, mais avec Sagripanti, sachant aussi qu'ils pouvaient à tout moment oser la nouveauté, modifier leur façon de phraser, tenter de surprendre leur partenaire, et provoquer ainsi le vrai "théâtre". Car c'est bien cela qu'il manque à Bertrand de Billy, ce sens du drame, dans l'acception première du mot. Verdi est là, comme l'était Bizet, mais il  est "lu", il n'est pas  "vécu" par le chef, qui ne peut donc le faire vivre et insuffler à son plateau cet essentiel élan vital. D'où le sentiment d'entendre un rendu très propre, mais malheureusement trop lisse, où seuls les périlleux ensembles clôturant les différents tableaux nous réveillent, pour ne pas dire nous sortent de l'ennui dans lequel nous commencions à nous installer. Mais la conduite des airs ou des duos exige une tout autre flamme. Qui sera indispensable pour le très attendu Otello programmé la saison prochaine...

 

 

 

Un Ballo in maschera à Bastille - Somnolence et fulgurances.

Varduhi Abrahamyan - © Émilie Brouchon.

L'absence de mise en scène et la lenteur des tempi obligent les chanteurs à puiser au fond d'eux-mêmes pour donner corps à ce Ballo. Il faut donc proposer un plateau remarquable, et de ce côté-là, la réussite est presque totale, contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là. Je passe très vite, pour ne pas m'énerver, sur ce qui devient une constante dans nombre de productions proposées par la Grande Boutique : l'impeccable Tom de Thomas Dear nous évite l'absence de chanteurs français dans la distribution, si l'on excepte les quelques phrases du Juge confiées à Vincent Morell. Que l'on ne me dise pas que nous manquons d'artistes capables d'incarner Silvano, Samuel ou même Oscar ! Et, dans une série de représentations où seul le rôle d'Amelia verra se succéder deux cantatrices, n'aurait-il pas été possible de proposer, par exemple, à Jean-François Borras un premier Riccardo parisien ? Non, c'est à Munich, dans un mois, qu'il le chantera...Bon, j'ai dit que je ne m'énervais pas.

D'autant que tout comme Thomas Dear, Marko Mimica en Samuel et surtout Mikhail Timoshenko en Silvano sont tous deux excellents, que ce soit par leur timbre ou leur capacité à se faire entendre sans souci dans l'immensité de la salle. Comme est superbe la composition de Nina Minasyan en Oscar, vive, piquante et donnant un bon coup de fouet à des scènes qui ont tendance à ronronner. J'aurais cependant une réserve la concernant, sa voix ayant aujourd'hui pris une couleur plus charnue, avec un médium très riche qui lui a permis, après sa Lucia de l'an passé, d'être une superbe Gilda à Köln il y a moins d'un mois. Évolution naturelle qui fait que si son page est scéniquement magnifique, il est peut-être vocalement un petit peu moins crédible, tout en restant de très haute volée.

Il s'est trouvé quelques commentateurs pour affirmer que Varduhi Abrahamyan n'avait, en Ulrica, pas "la voix du rôle" (toujours cette expression employée par certains lorsqu'un artiste propose, et réussit, autre chose que ce qu'ils ont l'habitude d'entendre, gênant ainsi leurs certitudes et leur petit confort). Certes, elle n'a pas une trompette à la place du larynx, et ne balance pas des graves à la Dame Clara Butt que, d'après le mot de Sir Thomas Beecham, "on aurait, par beau temps, entendus de l'autre côté du Channel". Et alors ? Une sorcière doit-elle n'effrayer que par son volume, voire par le cri ? Il faut, au contraire, saluer cette parfaite égalité des registres dans un rôle exigeant une longueur de voix terrifiante, la beauté du timbre et du legato, cet art du chant déjà salué dans sa Carmen ou son Olga de la saison dernière. Et, dans un rôle relativement court, sa façon d'aimanter l'attention par une incarnation dramatiquement exceptionnelle. Si ce tableau est l'un des seuls qui soit réellement "mis en scène", c'est peut-être à elle qu'on le doit. Carrière sans faute qui n'en est encore qu'à ses débuts, et annonce des possibilités de prises de rôles alléchantes. Je regrette d'autant plus qu'une saleté de virus l'ait empêchée de chanter Mrs Quickly à l'automne dernier aux côtés de Bryn Terfel et d'Aleksandra Kurzak, ce qui lui aurait permis de montrer toute l'étendue de sa palette de chanteuse-actrice.

Ma déception est venue de la prestation de Simone Piazzola, dont j'attendais beaucoup après ne l'avoir entendu qu'en retransmission. La voix m'est apparue terne, voilée, sans harmoniques, souvent couverte par l'orchestre (et pourtant, Bertrand de Billy est très attentif à ce genre de problème). Quasiment inexistant dans les ensembles, il n'a pu offrir qu'un Eri tu sans contraste, malgré d'évidents efforts pour soigner sa ligne de chant. Semblant parfois un peu perdu sur la scène, j'ai le sentiment qu'il avait parfaitement conscience que son instrument ne lui obéissait pas, conséquence probable d'un souci physique car je suis convaincu qu'il vaut bien mieux que ce Renato qu'il faudra très vite oublier, en espérant qu'il sera rétabli pour donner le meilleur de lui-même dans ce rôle fin février à Munich, justement aux côtés de Jean-François Borras.

 

Un Ballo in maschera à Bastille - Somnolence et fulgurances.

Sondra Radvanovsky, Piero Pretti - © Émilie Brouchon.

Riccardo est un rôle très exigeant, de par sa longueur et la grande variété d'intentions qu'il demande. N'omettant aucun des écarts de tessiture meurtriers que Verdi impose, Piero Pretti me confirme tout le bien que je pensais de lui. Pourtant peu aidé par la lenteur des tempi, il enchaîne les airs sans la moindre difficulté, avec une voix magnifiquement projetée placée très haut, un timbre qui, sans être exceptionnel, est d'une clarté toute italienne, ce qui pourrait sembler logique mais ne l'est pas forcément pour tous ses collègues transalpins, et un aigu tout de vaillante franchise. Retenu par le chef dans La rivedrà nell'estasi ou Di' tu se fedele, il peut enfin se lâcher dans un superbe Ma se m'è forza perderti où il est plus "aux commandes", phrasant et surtout nuançant avec une grande musicalité. Certes, son jeu est quelque peu monolithique, on ne voit pas réellement les sautes d'humeur du Comte de Warwick, ce mélange de tragique et d'insouciance qui le caractérise. Pour cela, il faudrait peut-être qu'un metteur en scène ne se contente pas d'avoir de bonnes idées sur le papier, mais qu'il les rende "visibles" et soutienne les artistes qu'il est supposé diriger.

Sondra Radvanovsky n'a pas ce genre de problème. Elle n'a qu'à paraître pour exister, et sa voix seule est théâtre. Toute classification vocale la concernant serait stupide, tant elle est chez elle, "installée" sur tout le spectre. Ou alors, il faudrait considérer qu'elle possède la voix dont Verdi rêvait. Comment chantait Eugenia Julienne-Déjean, la créatrice du rôle ? Nous n'en savons rien, mais nous savons comment chante Sondra Radvanovsky. Une puissance insolente tout en donnant le sentiment de toujours vouloir chanter piano, un grave gigantesque, un médium d'une richesse infinie et des aigus dont elle fait ce qu'elle veut, déclenchant la foudre sans jamais forcer ou distillant des sons filés pianissimo interminables, alors que l'on penserait que ses réserves d'air sont épuisées. Oui, cette voix n'est pas "belle", au sens "caballéen" du terme. Elle a sa raucité, ses attaques parfois dures, ses passages pas toujours limpides. Mais elle ne chante pas pour faire du beau son, elle chante pour incarner, et sa technique est d'une solidité telle qu'elle peut se permettre toutes les prises de risques. Il faut à Piero Pretti beaucoup de santé pour simplement exister à ses côtés, et il y parvient, quand le malheureux Simone Piazzola disparaît. Et lorsqu'elle ouvre le deuxième acte avec un Ecco l’orrido campo chanté ainsi, les murs et le toit de Bastille apparaissent fragiles. Pourtant, lors de la représentation du 28 janvier, j'ai cru distinguer une légère fatigue vocale, en particulier dans les changements de registres (tous les artistes ne sont pas forcément à l'aise en matinée...), qui a fait que le Morrò, ma prima in grazia m'a paru seulement magnifique à défaut d'être sublime. Mais restaient ces pianissimi venus d'ailleurs (comment fait-elle pour les tenir ainsi, qui plus est diminuendo, alors qu'on la pense à bout de souffle ?), et cette couleur de cuivre rouge, ce legato parfait...ce chant, tout simplement, qui orne de sa fulgurance, avec celui de ses partenaires, un emballage ordinaire et routinier.

Anja Harteros, si tout va bien, chantera les trois dernières représentations, et la comparaison (tout sauf hiérarchique) sera passionnante tant les deux cantatrices sont différentes. En espérant que Bertrand de Billy décide de se faire plaisir, et il le mérite, et que Simone Piazzola retrouve tous ses moyens, le reste de l'équipe sera au diapason pour tenter de nous faire oublier un cadre inepte. Puisse cette production être la dernière donnée dans cette "mise en scène", et puisse un nouveau Ballo nous être proposé. Il n'y aurait pas à chercher très loin...À Munich, par exemple, où Johannes Erath offrit il y a moins de deux ans une vision passionnante. Quitte à provoquer la polémique, toujours préférable à l'indifférence.

 

© Franz Muzzano - Janvier 2018. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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