Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 janvier 2017 4 12 /01 /janvier /2017 01:29
Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna au TCE - Au Bal des Ardents.

© Aleksandra Kurzak - Page Facebook officielle.

 

Le double-sens du titre de cette chronique n'échappera pas au lecteur avisé, ou curieux d'un épisode historique que peut-être il connaît mal. Qu'il soit bien entendu que les "ardents" au sens de ceux qui peuvent enflammer un public, étaient en ce 9 janvier sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées. Mais par un savoureux effet tenant de la pirouette autant que du talent, il n'est pas exagéré de considérer qu'Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna ont su retourner à leur profit certaines ondes négatives, certaines brûlures d'effigies, certaines envies d'exorcisme et, pour tout dire, certains désirs de réprimander la dame de compagnie. Sauf qu'Aleksandra Kurzak n'est pas Catherine l'Allemande, et que Roberto Alagna n'est pas un quelconque gentilhomme choisi par Isabeau de Bavière. Le "Roi Critique", Charles VI fou avant l'heure et souverain de pacotille, peut bien s'enduire de poix et se vêtir de plumes, il n'est pas parvenu à ternir la fête, et ne pourra conclure qu'en évoquant les illuminations de l'Avenue Montaigne. Ou s'étendre sur les tenues vestimentaires...Mais reconnaissons-lui un mérite : il a publié dans les temps, en bon "journaliste" soucieux de jouir de la primauté. Une nuit blanche pour cela, ça force le respect.

Seulement la précipitation n'est pas une vertu cardinale. Et cela est d'autant plus dommage que beaucoup de points qu'il aborde sont justes, mais le souci est qu'il ne se pose pas la question de savoir le pourquoi de certaines de ses réserves. 

La première question à se poser touche à une certaine apathie d'un public pourtant venu en nombre (certaines places libres (et aveugles) en galerie n'étant dues qu'à des désistements, en aucun cas à des invendus). Public acquis d'avance, comme j'ai pu le lire ? Pas du tout certain. Habitué de la programmation des "Grandes Voix", j'ai pu entendre des ovations bien plus sonores dès le début des programmes, même pour des airs "de chauffe". Public en partie surpris par une programmation audacieuse ? C'est une possibilité. Pour l'anecdote, je me suis retrouvé assis aux côtés d'une dame d'âge respectable, qui n'avait pas de programme. Comme je lui proposais de consulter le mien, elle me répondit : "Oh ! C'est inutile, je connais par coeur le disque Malèna !". Oui, elle pensait réellement que Roberto Alagna, seul ou en duo avec son épouse qu'elle ne connaissait pas, allait chanter les petites merveilles offertes dans son dernier album. J'ai lu dans son regard une déception, qui ne s'est transformée en joie qu'en entendant les premières notes de Tosca. Il s'était pourtant passé beaucoup de belles choses avant...Public dubitatif, après avoir pris connaissance dudit programme, et guettant la ou les failles ? C'est une autre possibilité, que je ne suis pas loin de privilégier. Il se dégage toujours quelque chose d'un public. Une attente, des espoirs, la sensation que l'on va vivre un moment inoubliable, ou bien une atmosphère d'arène, un préjugé, la crainte d'une mise à mort. Une joie, ou une peur. Ce soir-là, rien de tout cela ne transpirait (du moins de là où je me trouvais, mais les hauteurs amplifient les ondes...). Ou, tout simplement, un mélange de toutes ces composantes, mais la difficulté à obtenir un véritable silence est révélatrice. Consommation, plus que concentration.

Cela étant dit, les premières minutes n'aidèrent personne à entrer dans une véritable communion musicale. L'Introduction de Faust fut loin d'être méditative, et donna plutôt dans le lourd et le pesant, à l'image du thème repris dans l'air de Valentin, où l'on aurait presque pu visualiser les barres de mesures jaillissant des différents pupitres. Et l'on ne peut incriminer  Giorgio Croci, chef pour un soir de l'Orchestre de Picardie. Il aura  passé son temps à essayer d'obtenir des phrasés, des nuances, bref à faire "chanter" son orchestre...sans grand succès. Il est possible que cette ouverture de programme, et l'accompagnement qui s'en est suivi du duo du  même  Faust, Il se fait tard..., ait joué sur l'engagement des deux artistes, surtout sur Roberto Alagna, que j'ai senti un peu "sur la réserve", comme s'il voulait assurer la  bonne tenue du passage, se sentant peu soutenu. La même impression m'est revenue pour l'autre duo de cette première partie, Ton coeur n'a pas compris le  mien tiré des Pêcheurs de perles. Propre, vocalement irréprochable, mais sans réel élan, sans fièvre, sans "liberté". Il est vrai que les deux intermèdes  qui l'avaient précédé, l'Entracte du III de Carmen ou l'Ouverture du Roi de Lahore (superbe choix pourtant, assez osé) n'avaient pas vraiment marqué les esprits par leur finesse ou leurs coloris (la flûte dans Carmen...).

Prudence donc, comme s'ils voulaient se protéger l'un et l'autre. Mais il en fut tout autrement lorsqu'ils se retrouvèrent seuls. Là, plus de retenue, on donne tout. Et voilà un Vois ma misère, hélas ! simplement prodigieux de douleur rentrée, de coloris, de projection. Le doute n'est pas permis, Samson est là, devant nous, aveuglé et souffrant mais sobre, digne. Un Samson en prière mais qui laisse tout de même transpirer un désir de justice plus que de vengeance. Un Samson dont la force n'est pas perdue, mais momentanément éteinte, comme certains volcans qui, quand ils se réveillent, ne font aucun cadeau. Tout le chant d'Alagna traduit cette dualité (sa grande force, quand il s'agit de caractériser un personnage), dans un timbre clair qui nous change des habituels "titulaires" du rôle, comme toujours très riche en harmoniques, et bien évidemment porté par une diction exemplaire. L'oeuvre est à son programme, l'attente va être longue...pour moi comme pour une grande partie du public qui, enfin, se réveille.

L'Elisabetta de Don Carlo n'est pas encore, à ma connaissance, prévue dans l'agenda d'Aleksandra Kurzak. Mais ce n'est à l'évidence qu'une affaire de patience. Un seul air peut suffire pour comprendre qu'elle sera très vite une très grande interprète de ce rôle terrifiant. Tu che le vanità demande à peu près toutes les intentions possibles à une cantatrice, de l'extrême dépouillement à la fougue la plus exacerbée. Et tout  cela sur une tessiture meurtrière. La maîtrise technique d'Aleksandra Kurzak a beau être connue, on est tout de même subjugué par sa capacité à faire vivre les tourments de la Reine, sans qu'à un seul moment l'on ne ressente un effort. Des piani aériens, murmurés tout en étant superbement projetés (Se ancor si piange in cielo...) aux cris de douleur du souvenir (I fonti, i boschi, i fior...) en passant par le voeu de la mort dans un grave sonore sans être forcé (La pace dell' avel !), voilà la première leçon de chant d'une cantatrice dont il est aujourd'hui impossible de dire quelles seraient ses limites. Pur moment de grâce, pourtant mollement salué par un public peut-être encore endormi, peut-être blasé, peut-être incrédule. Et pourtant...

Mais quelque chose changea lors de la seconde partie. Le programme, très intelligemment construit, n'y est pas pour rien mais surtout, j'ai senti comme une libération dans l'approche des différentes prestations. Ce n'est certes pas l'exécution de l'ouverture de Giovanna d'Arco qui y est pour quelque chose, lourde, très extérieure, et entachée d'une flûte qui aurait gagné à s'accorder plus soigneusement. Mais voilà, avec le finale du I d'Otello, le public est bien obligé de commencer à rendre les armes. Déjà, l'orchestre accepte de faire ce que Croci lui demande, ce qui n'est pas rien à ce moment du concert. Mais surtout, les deux voix sont si bien appariées que l'on peut parler de totale fusion. Place au sublime.

 

 

 

 

"Già nella notte densa..." - Otello, Acte I.

 

Il faut déguster l'entrée de Desdemona sur Mio superbo guerrier ! intervenant après l'introduction tout en douceur d'Otello. Admirer ce legato continu, cette façon de se répondre "dans" la ligne. Saluer cette recherche commune du chant piano, ce travail sur les mots, et peut-être surtout cette volonté d'aller vers la simplicité. On cherchera en vain le moindre effet, le plus petit surlignage. Rien que la musique, mais toute la musique avec un sens donné à chaque mot. Que dire de plus ? Rien, si ce n'est, là aussi, attendre un Otello intégral avec ces deux artistes. Pour elle, c'est vocalement une formalité et lui, maintenant, a absolument tout pour y être grandiose.

Comme il l'est, et nous le savons depuis longtemps, en Cavaradossi. Plus les années passent, plus il épure son E lucevan le stelle en y ôtant tout pathos inutile. Il se contente de laisser filer sa lamentation, comme elle vient, avec ce qu'il faut d'un rubato parfaitement dosé (que l'orchestre, malheureusement, ne suit pas et là, les décalages s'apparentent à quelque chose de l'ordre du criminel). Une introspection aussi superbement habitée, vécue, nous faisant réellement "voir" les étoiles sur le plafond du théâtre devenu ciel imposerait la suite du drame mais Aleksandra n'est pas (encore) Tosca. Et, en tout cas, pulvérise définitivement toute idée de bis...

La maternité n'est évidemment pas la seule cause de l'évolution de la voix d'Aleksandra Kurzak. Ceux qui ne gardaient d'elle que le souvenir d'Adina, Marie ou Lucia ont oublié sa fabuleuse Maria Stuarda en ce même lieu il y a bientôt deux ans, et sa prise de rôle en Rachel la saison dernière. Beaucoup de "spécialistes" avaient annoncé une catastrophe, elle les avait renvoyés à leurs chères études. Il faut éviter de "penser" à la place des artistes (je peux le dire en toute tranquillité, j'ai moi-même eu ce défaut). Et comme je l'ai déjà laissé entendre, en ce qui la concerne, cette évolution est loin d'être terminée. Sans rien perdre de sa facilité dans l'aigu, sa voix a pris une largeur qui lui permet (ou lui permettra) d'aborder un nombre incalculable de rôles. Et Adriana Lecouvreur en est un, qui semble écrit pour elle. Ecco : respiro appena...est évidemment un air "payant", du point de vue mélodique. Encore faut-il le maîtriser, et y mettre toute l'humilité, toute la modestie d'une véritable artiste pour donner tout son sens à un texte qui rappelle dans son Io son l'umile ancella la réponse de Marie à l'Ange Gabriel, Ecce ancilla domini. "Servante" de l'art, Aleksandra Kurzak l'est plus que jamais ici en offrant quelques minutes qui font s'arrêter le temps, donnant une idée assez précise de ce que peut être l'infiniment parfait.

Oui, cette seconde partie nous conduirait au ciel si, une fois encore, l'orchestre ne montrait ses limites dans un Intermezzo de Manon Lescaut  sans charme aucun, ou une Ouverture de La Fille du  Régiment dont on ne retiendra que la carrure, et pas du tout le côté "coquin", totalement absent. Et c'est fort dommage car, Tosca mis à part, il joue fort bien son rôle d'accompagnateur.

Aleksandra et Roberto se sont connus sur une production de L'Elisir d'amore à Londres, ils nous quittent avec ce même ouvrage en cette soirée. Caro elisir...Esulti pur la barbara est "leur" duo, propice aux gags et aux clins d'oeils, et les Parisiens savent depuis  Bastille la saison dernière quelle peut être leur complicité dans cet ouvrage. Ils sont allés très loin dans l'émotion, ils nous laissent sur un éclat de rire. Jubilatoire.

En bonus, un inattendu duo de La veuve joyeuse, en deux langues, français et polonais. Non qu'Aleksandra ait refusé d'apprendre le texte français (ou Roberto l'original allemand) mais, tout simplement, le concert est donné en partenariat avec l'Institut Polonais de Paris. Et le  charme opère, bien évidemment. À tel point qu'ils le reprennent après le deuxième bis, l'inévitable Libiamo de Traviata, qui permet de constater que Roberto Alagna n'a rien perdu de sa luminosité en Alfredo. Et, accessoirement, d'entendre Giorgio Croci s'essayer au chant.

Voilà, au bout de deux heures de récital, les vrais "Ardents" avaient gagné, le public était à genoux. Il avait fallu un peu de temps pour dérider les désabusés, convaincre les sceptiques, éteindre les sarcasmes des Charles VI de carnaval dans leurs costumes de lin enduits de poix, couverts de plumes et de poils d'étoupe. La flamme qui les embrasa ne venait pas, en ce 9 janvier, d'un duc d'Orléans par trop  aviné, mais d'un couple royal qui ne consume que par l'Art. Ce qui a tout de même une tout autre allure.

 

© Franz Muzzano - Janvier 2017. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

Partager cet article
Repost0

commentaires

A
j'aime me promener ici. un bel univers.Venez visiter mon blog. Merci
Répondre
A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.
Répondre

Présentation

  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
  • Contact

Recherche